Image de couverture tirée du jeu

Alan Wake

Alan Wake a beaucoup de cartes en main, hélas quand vient son tour, il tire le pouilleux.

Publié le 31 mai 2015 - Jeux vidéo

G. Féprépa écrivait dans 6 heures de perdues: disserter et convaincre (1962, ed. Midi):

"Il est de bon ton de commencer toute introduction par une citation afin d’ouvrir au lecteur la porte de son esprit, la fenêtre de son et le grenier de ses idées reçues."

Il serait en effet péremptoire, pour ne pas dire présomptueux, de croire que l’individu derrière les pages soit, dès l’incipit, ouvert à nos propositions et à l’épanchement de pensées sur le point de se produire; que le lecteur qui vienne à nous à travers le livre ait consciemment choisi d’écouter nos textes et de lire nos paroles; que la seule présence de notre nom sur la couverture, enfin, ou l’extrait présenté en quatrième de couverture soient des gageures suffisantes pour gagner la confiance de l’interlocuteur. Interlocuteur en effet, car c’est un dialogue qui s’engage dès la première page, une conversation unilatérale mais diamétralement parallèle à la perpendicularité des comportements qui prend sa source directe — ”

Dieu reposa le livre et poussa un long et profond soupir. Tout ces mots ne veulent rien dire, dans le grand schéma du cosmos, à bien y réfléchir. Quelques gouttes d’encre au milieu de l’univers, des millions et des millions de caractères imprimés sur autant de pages qui volent au vent à la première bourrasque, emportant avec elles des phrases qui ne signifient plus rien dès qu’une frontière est franchie. Un livre en français atterrit en Espagne, et c’est toute une oeuvre qui devient illisible.”

Maratz repose le livre et pousse un long et profond soupir. Autant se remettre à jouer à Alan Wake. Le voilà désormais devant l’écran, en train de regarder Alan Wake devant un écran en train de regarder Alan Wake dans un écran en train de parler d’Alan Wake. La mise en abyme frôlait l’exploration sous-marine. Il reste là, manette en main, ne sachant pas trop quoi faire durant cette séquence où Alan Wake reste figé devant une télévision, alors que lui-même est figé devant sa télévision pour regarder Alan Wake figé devant une télévision. Il imagine qu’un être supérieur est également là, figé devant sa télévision pour le contempler faire toute cela, et la situation devient délicieusement absurde, mais fatalement redondante.

En attendant la fin de cette distraction, Maratz tourne la tête et son regard tombe sur un magazine ouvert à la page 43, posé sur la table. Un début d’article est visible, et il se met à le lire dans sa tête. Voici ce qu’il dit :

“…lorsqu’on commence par citer Stephen King et Shining, pour enchaîner sur un panorama sorti tout droit de Twin Peaks, un épisode de The Twilight Zone, des hommages à John Carpenter, Evil Dead, Silent Hill, Le Seigneur des Anneaux, David Lynch et j’en passe, vous pouvez légitimement vous demander si vous n’auriez pas mieux fait de mettre un peu plus de vous dans votre pot-pourri, et un peu moins d’eux…”

Capture d'écran du jeu

Alan Wake jette le magazine sur la table, furieux. Dans sa tête il pense:

Dans un accès de colère et d’ego blessé, je jette le magazine sur la table, furieux.

Il a fait ce qu’il a pu pour avoir sa propre identité. A l’origine crée pour devenir un monde ouvert à la Grand Theft Auto, des années de galère et de discussions sans fin l’ont transformé. A présent, la mine renfrognée, les yeux hagards et la synchronisation labiale dépassée, le voilà protagoniste dans un thriller d'action psychologique, condamné à narrer tout ce qu’il voit au premier degré, sans possibilité aucune d’instaurer un peu de second degré, mais toujours propice à détruire le quatrième mur. Dans tout ça, se demande-t-il, où est passé le troisième maillon de la chaîne ?

Je me demande alors où est passé le troisième maillon de la chaîne, et allume la télévision pour suivre la suite de ma série préférée, Le Gnome de Fer.

Précédemment, dans le Gnome de Fer:

Joueur lambda est sorti victorieux de toutes les rencontres avec les possédés grâce à un ingénieux procédé qui consiste à annoncer chaque rencontre par un zoom ralenti et une montée crescendo des violons, tuant ainsi dans l’œuf toute tension potentielle.

Alain, auteur peu inspiré, n’a toujours pas compris que se balader seul dans la forêt pendant douze heures était sans doute la manière la moins efficace pour retrouver sa femme. A côté, un coup de fil à la police et une grande battue organisée semblent être des idées venues d’un autre monde.

Thomas Zane, toujours pas remis de son voyage multidimensionnel, tente tant bien que mal d’oublier qu’il fut un Big Daddy à une autre époque et s’évertue à éparpiller les feuilles d’un manuscrit et des thermos de café où bon lui semble pour faire comprendre à joueur lambda que les modeleurs n’ont pas bossé pour rien sur ce faux monde ouvert et qu’il serait de bon ton d’explorer toute la carte, faute de quoi la prochaine fois ils feront un jeu couloir et on n’en parle plus.

Mais la menace rôde toujours autour des Chutes Brillantes; l’œil de Sauron est à l’affût, prêt à dégainer une nouvelle référence tirée de son répertoire de culture pop. Face à cette recrudescence d’hommages, auront-ils assez de F pour payer le respect qui est dû ?

La suite, dans le Gnome de Fer.

Slowpress fait la moue et enfonce une à une les touches de sa machine à écrire. Elle tape machinalement, frustrée par la fin de cet épisode qui est comme tous les autres:

Le monsieur prépare son jeu de cartes, il se frotte les mains, remonte les manches de sa chemise, il construit son château de carte, ça pourrait devenir intéressant — hélas ! ce n’est même pas l’enfant qui souffle dessus, c’est l’arbitraire qui y fout le feu ! Tout est détruit ! Tout est à recommencer ! Pour tout re-détruire ensuite !

Mais de quoi parle-t-elle ? Du Gnome de Fer ou d’Alan Wake ? C’est que les limites entre fiction, réalité, lumière, obscurité, sucré ou salé se troublent enfin, pour ne faire qu’une gigantesque tornade qui avale tout sur son passage. Alan, bien conscient de cela, pose sa main sur l’épaule de la jeune femme, l’arrête en plein élan. Avant cela il dit:

Bien conscient de cela, je pose ma main sur l’épaule de Slowpress et l’arrête en plein élan. Ce qu’elle va écrire ensuite, j’allais le dire avant et le lire après dans une page de mon manuscrit. Le présent, le passé et le futur sont mélangés. Nous sommes des year walkers.

“Le year walking est une activité qui consiste à renier son christianisme le temps d’une nuit pour avoir accès à l’univers dans son entier et voir à travers lui l’année future. Pour cela, il faut réussir toute une série d’épreuves rituelles, à savoir:
1. S’armer jusqu’aux dents de munitions et de piles Energizer™, car la nuit est noire et pleine de terreur.
2. S’enfoncer dans la forêt, et rencontrer TON PIRE CAUCHEMAR.
3. Tourner autour de l’histoire trois fois, souffler sur la serrure de la narration et poignarder le cœur de la fiction pour avoir accès à la compréhension totale de ce meuble à tiroirs et voir l’avenir.”

Extraits de Le Year Walking pour les nuls, Daniel Svensson, ed. Quel rapport, 1990.”

Cette fois, il en est certain. Alan Wake n’est plus tout à fait sain. Déjà assailli de toutes parts par des références trop grandes pour lui, le voilà désormais en contact avec des manuels improbables, des membres d’un obscur site de critiques et une série télévisée à la mode. Il se sent perdu. Il pense:

Je me sens perdu.

Que va-t-il faire pour sa femme ? Il pense:

Que vais-je faire pour ma pauvre femme, ce personnage censé être cœur de toute cette histoire et dont nous ne saurons absolument rien jusqu’au bout, faisant tout juste office de demoiselle à sauver, histoire de ne jamais, ô grand jamais s’écarter une seconde des archétypes vidéoludiques?

Appuyant sur A, il active un générateur électrique et retrouve la lumière réconfortante du lampadaire qui traînait là, au milieu de la forêt. Se préparant pour l’inévitable, l’imparable, l’insupportable prochaine phase de shoot, il prend une poignée de munitions à pleine mains, lève les yeux au ciel pour consulter la boussole du HUD et l’objectif, puis file cahin-caha à travers les plaines, à travers les monts.

A travers les plaines, à travers les monts provenait d’une chanson appelée Le Vagabond, par Yves Jacquet. Au cas où quelqu’un n’avait pas saisi la référence, je me devais de la penser dans ma tête, afin de ne pas trop déboussoler le joueur.

Maratz reposa la manette une énième fois, alors qu’Alan Wake s’engageait dans une énième cinématique en fredonnant l’air de la chanson. Combien de temps faudrait-il au jeu encore pour arriver à sa conclusion ? On avait déjà dépassé six occasions de terminer l’aventure, au moins. Mais elle continuait, encore et encore. Fausse piste après fausse piste, objectif après objectif, le récit s’étirait et n’en finissait plus de s’allonger, révélant ainsi sa nature profonde de jeu vidéo dans la structure de ses événements. A ce moment là, il se rappela soudain de la fameuse citation de C. Pazenkorssa:

Imaginez un livre qui serait construit de la façon suivante: le héros se perd dans une forêt, retrouve le chemin du retour, se perd à nouveau, se fait balader à droite et à gauche. Il se tape le trajet ville-lieu reculé trois fois, avant de revenir au commissariat. Là, il va à l’hélicoptère avec le shériff local, a un accident en route, se retrouve à nouveau dans la forêt, se perd dedans. Il voit le prochain objectif, le barrage, y va, revient dans la forêt, repart vers le lac. La fin. Si c’était un véritable livre, personne ne le lirait. Si c’était un jeu vidéo, on parlerait de narration riche, originale et travaillée et il aurait 7.5 de moyenne sur Sens Critique.
¯\_(ツ)_/¯

Le dernier signe avait été griffonné à la main à côté du passage cité, dans la marge. D’où venait-il ? Que signifiait-il ? Les questions se bousculaient dans la tête de Maratz, mais il n’avait pas de réponse. Il reprit la manette à la fin de la cinématique et posa à nouveau les yeux sur Alan Wake. Comme à chaque début d’un nouvel épisode, Alan était une fois de plus à des kilomètres de son objectif, sans armes ni lampe torche. Maratz poussa un soupir, un énième soupir. C’est alors que l’improbable se produisit.

A l’écran, Alan Wake fit lentement volte-face jusqu’à pouvoir regarder Maratz dans les yeux. Sans émettre un mot, sans faire un seul son, il leva progressivement les épaules et les mains et ses lèvres s’étirèrent pour former un sourire résigné.

¯\_(ツ)_/¯

La manette tomba sur le sol, mais personne ne s’en rendit compte. Pas même Cyrano, assis à côté dans le canapé, qui se contenta de souffler une ultime phrase, avant d’être coupé au montage par un cut final Nolan-esque aussi mystérieux que paresseux:

Ce n’est pas un pic, c’est un cap.