Capture d'écran dans un niveau du jeu

Cycle(s)

Une histoire courte dans l'univers de World of Goo.

Publié le 20 juillet 2018, écrit en 2014 - Fiction

J'ai écrit cette histoire courte avec le morceau proposé ci-dessous en tête. Je vous recommande de l'écouter durant la lecture.

Jelly (piano cover) - Brent Kennedy

Nous hibernons, toutes ensemble, au bas de la vallée perpétuellement balayée par les vents. La neige n'a jamais cessé de tomber ici-bas, si bien que nous sommes plongées dans une obscurité glaciale, sous la montagne de flocons. Nous ne voyons plus le ciel, mais nous l'imaginons gris, couvert par de gros nuages, comme à son habitude. Le temps ne change jamais dans cette partie de l'île, immuable et inamovible. Les années passent et se ressemblent, à quelques exceptions près. Nous traversons les âges toutes ensemble, en groupe, en famille. La neige fond sur nos corps blancs, se transforme en eau et s'évapore avec les rares rayons de soleil qui transpercent la couverture céleste. La douce chaleur nous tire de la torpeur de l'hiver, et nous tremblons nerveusement. Les plus jeunes d'entre nous sont déjà actives et crient dans les oreilles des aînées:

"Apari !"

"Apari !"

L'hibernation est terminée, une fois encore. Il est temps de se réveiller et de profiter de l’accalmie dans la perpétuelle tempête de neige. Les flocons tombent toujours, mais la lumière par-delà les nuages les empêche de rester solides bien longtemps. La fine pellicule qui se forme à nos pieds n'est pas suffisante pour nous recouvrir entièrement, et bientôt le groupe tout entier est secoué et traversé par les cris des jeunes, et des moins jeunes.

Du fin fond de la vallée, nous apercevons les arbres au-dessus de nous, à droite et à gauche, sur les flancs. Les branches sont recouvertes de neige et plient sous le poids. Le bois est noir, lavé par la fonte des neiges au fil de l'année. Il n'y pas de feuilles accrochées, il n'y a jamais eu de feuilles sur ces arbres. Ils ont toujours été là, aussi loin que je m'en rappelle. Nous avons grandi avec eux, à côté, ils nous ont protégées dans la vallée.

"Ah ahahah !"

Les plus jeunes d'entre nous s'impatientent. Le réveil apporte avec lui le lot de questions habituelles: allons-nous voir débarquer les autres cette année-là encore ? Combien ? De quelle espèce ? Il y a beaucoup d'agitation dans le groupe, ce qui contraste avec la léthargie de l'hibernation qui était nôtre des mois durant. On se bouscule, on se pousse les unes les autres, certaines s'amusent à jouer à saute-mouton. Celles qui sont là depuis un moment racontent aux autres comment cela s'est passé les années précédentes. On échange des histoires, le temps passe, le soleil se fait plus insistant. Sa chaleur réchauffe nos corps. On se secoue, on trépigne.

"Wouaaaaw !"

Certaines d'entre nous essaient de remonter les versants de la petite vallée dans laquelle nous vivons. On les voit rouler, encore et encore, dans la neige. Elles finissent toutefois par retomber dans le groupe, laissant derrière elle la trace de leur ascension. En touchant les autres, elles agitent la troupe et les jeunes s'activent d'autant plus. Ce moment de l'année est sans doute possible le plus bruyant et le plus vivant de tous. Chacun retrouve ses repères. On aperçoit un visage familier dans le groupe et on joue des coudes pour s'en approcher. La chaleur de nos corps collés les uns aux autres fait du bien après l'hibernation. On se met à espérer que l'hiver ne revienne jamais. Pour le moment il ne reviendra pas, en tout cas. C'est l'heure des retrouvailles et des arrivées.

Quelques camarades pointent le bout de leur nez au-dessus de nous, sur la colline de gauche. Une première s'avance suffisamment pour qu'on puisse la voir d'en bas, dépassant l'horizon et le manteau neigeux. Elle est toute noire, avec deux yeux ronds comme des bulles. Elle nous regarde, et son regard est empli d'une curiosité toute naturelle. Elle se retourne et avertit ses camarades, que nous devinons par légions derrière elle. Une deuxième, puis une troisième se font voir, au même niveau que la première. Nous les regardons toutes à présent. Les plus jeunes d'entre nous ont même arrêté les chamailleries pour observer la scène. Ici, la tribu de la neige, à peine sortie du sommeil annuel. Là-haut, celles qui ont parcouru déjà de nombreux kilomètres. Elles viennent de par-delà ces collines, du monde extérieur. Qu'ont-elles vu ? Où vont-elles ? Les mêmes questions se posent, chaque année, et les mêmes réponses finissent par se former dans nos esprits. Nous ne savons pas. Nous ne saurons jamais.

Une d'entre elles glisse sur les traces laissées précédemment par nos camarades et la voici qui roule sur le versant pour nous rejoindre dans la vallée. Sa couleur noire tranche radicalement avec la neige et notre peau, blanche également. A l'unisson, nous nous écartons pour lui laisser de la place. Il ne faudrait pas qu'elle se sente opprimée parmi nous. Elle n'a peut-être pas l'habitude de vivre en groupe, si proche les unes des autres. On se bouscule ici et là, pour lui donner un espace vital. Elle nous regarde avec ses yeux ronds.

"Yamako !"

Sur un cri, toutes ses consœurs nous rejoignent, dévalant la colline d'un seul mouvement. Elles sont une dizaine, et leur noir se mélange à notre blanc, pour former un groupe hétérogène et hétéroclite. Les plus jeunes les accueillent avec moult cris et exclamations enjoués, tandis que les plus modérées d'entre nous s'écartent pour laisser un peu de place. Le fond de la vallée est étroit tout à coup, et ne suffit plus pour tous nous accueillir. Nos camarades se réjouissent de notre présence; elles ignoraient que nous vivions ici, dans ce coin reculé de l'île. A vrai dire, elles avaient hésité à venir ici, par peur d'être bloquées. Elles ont fait un long chemin pour arriver. Mais leur voyage n'est pas encore terminé. Par habitude, les plus âgées d'entre nous lèvent les yeux au ciel pour regarder l'arrivée imminente du mystérieux tuyau. Cette année-là, comme toutes les autres, il ne manque pas de faire son apparition. A l'instar des rayons du soleil, il perce les nuages et le ciel et descend vers nous, lentement. Un long tuyau de fer, d'un diamètre suffisamment grand pour laisser passer n'importe laquelle d'entre nous. Il émet un bruit relativement fort, et aspire l'air en-dessous de lui. Nos camarades noires le regardent avec de grands yeux. C'est lui ! Nous hochons la tête: nous n'avons jamais quitté la vallée, mais avec le temps nous avons appris des précédents groupes. Le tuyau apparaissait toujours là où ils s'arrêtaient, pour les amener ailleurs, pour continuer leur voyage. Il arrivait également avec nos camarades, et à aucun autre moment. Notre tribu s'était accoutumée à ces coïncidences, si coïncidence il y avait. Peut-être était-ce simplement une relation de cause à effet. Une ancienne camarade nous avait parlé de ça, il y a longtemps de cela. Mais les mots nous paraissent bien compliqués. Nous préférons secouer la tête et faire ce que nous considérons être notre devoir désormais.

Les yeux brillants de nos congénères trahissent leur désir d'aller là-haut, et de rentrer dans le tuyau. On se regarde et on commence à s'activer. Les plus âgées d'entre nous forment un rond au centre de la vallée et se lient toutes ensemble en serrant fort les bras. Elles prennent des moins âgées sur leurs épaules et les soulèvent comme si elles étaient des plumes. On s'active, la chaleur du soleil nous donne de l'énergie. Les plus jeunes trépignent. Elles voudraient aller plus vite que le temps. On les calme un instant, juste pour permettre aux autres de grimper en silence sur les épaules des camarades. Notre petite tour monte bien vers le ciel et le tuyau. Les voyageuses nous regardent, impressionnées. Il faut dire que nous avons l'habitude de faire ça. Chaque année, nous construisons une petite tour avec nos corps pour laisser passer les nouvelles arrivantes. Le tuyau les emmènera ailleurs. Où ? Nous ne savons pas. Ce n'est pas de notre domaine. Il faut se dépêcher, la neige va bientôt retomber. La chaleur va se dissiper et avec elle toute notre énergie. Sans chaleur, nos épaules ne résistent pas longtemps à l'envie de retomber, et les bâillements ne tardent pas à arriver après. On fait monter les plus jeunes en dernier, juste au bord du tuyau. Celle qui a l'honneur de toucher le fer crie comme une folle. Le tuyau essaie de l'aspirer, mais elle tient bon. C'est très amusant de se tenir comme ça juste en dessous du tuyau. Tout son corps cherche à partir dans le conduit, mais elle s'accroche. Les camarades à peau noire sautent sur nous et grimpent sur notre petite tour. Les premiers flocons de neige commencent à tomber.

"Yapa !"

Vite, elles bondissent entre nous, passent de mains en mains, posent leur pieds sur nos épaules, le long de notre dos. La première se met juste en-dessous du tuyau et se fait aspirer, non sans avoir lâché un cri de joie. Elle disparaît dans le conduit, laissant la place pour la suivante. Le ciel se noircit, les nuages se font plus gros. La neige va reprendre bientôt. Une par une, les nouvelles arrivantes repartent, dans ce tuyau. Elles nous remercient au passage. Nous leur disons que c'est normal, c'est notre manière de les aider. Le froid engourdit les membres, déjà les plus âgées en bas commencent à bailler. La structure vacille légèrement. Il reste trois passagères à peau noire. Dans un dernier bond elles atteignent l'ouverture en fer et nous saluent avant de plonger tête la première dedans. Deux de nos plus jeunes recrues sautent avec elles également. Elles veulent voir le pays. On leur souhaite bonne chance.

Le silence revient sur la vallée. Elles sont toutes parties. Le tuyau remonte et disparaît dans les nuages. La neige tombe à gros flocons cette fois-ci. Il fait trop froid pour bouger. Les plus âgées tout en bas relâchent les épaules et s'affaissent délicatement. Tout le monde fait pareil, et notre structure, droite et solide auparavant, ressemble maintenant à un bonbon ramolli. Les yeux se ferment, petit à petit. On dort les unes sur les autres, ce n'est pas bien grave. Bientôt le vent va nous rassembler, jusqu'à ce que nous soyons toutes réunies à même le sol. D'ici là, on se serre. Notre petite montagne garde encore le peu de chaleur disponible, avant d'être recouverte par la neige.

La vallée est blanche, à présent.