Image de couverture tirée du jeu

140

140 est le dessin d’architecture d’une maison que nous avons déjà visitée à maintes reprises auparavant.

Publié le 5 janvier 2016 - Jeux vidéo

0x8c - Jakob Schmid

Choisir la voie du design minimaliste, et le minimalisme en règle générale, est moins une question d’en faire le moins possible pour atteindre un état de pureté idéalisée que d’amplifier ce qui est strictement nécessaire, dans le sens où le strictement nécessaire est simplement ce qui existe en premier lieu et ne souffre d’aucun ajout par-dessus.

On pourrait croire que le minimalisme consiste à tout enlever jusqu’à ne garder que les os, mais c’est prendre la démarche à l’envers: il s’agit ni plus ni moins que de commencer par les os, et de se restreindre à eux, volontairement, sans rien ajouter de plus dessus. Le minimalisme est une restriction de l’envie d’en faire plus, d’ajouter du liquide jusqu’à la lie, c’est une fonction limitante, et non éliminatrice, la différence est cruciale. Ni chair, ni masse, ni organes en plus: seuls les os restent et brillent, et c’est précisément parce qu’ils sont des os qu’ils finissent par tenir debout tout seuls et créent le sentiment de suffisance dans l’objet, à la fois dans la théorie (rien ne manque pour qu’il fonctionne) et dans la pratique quotidienne (je peux effectivement et objectivement me contenter de cela).

Si dans les faits il est possible d’utiliser la rétro-ingénierie pour tâcher de retrouver le cœur d’un objet et d’en comprendre son fonctionnement, cette méthode devrait, à juste titre, n’être réservée qu’aux concepteurs durant la phase de recherche. Appliquer cette technique en tant que joueurs devant le produit fini provoque le même effet que regarder un film après s’être abreuvé plus que de raison d’informations et de bandes -annonces à son propos: elle génère de l’attente et des exigences sur ce qui devrait être là, et ce qui aurait pu passer le cap. On pense savoir mieux que le concepteur ce qui qualifie en tant qu’os et ce qui aurait pu être rattaché dessus pour en faire une meilleur expérience. C’est oublier les biais d’exposition et les connaissances a posteriori qui obscurcissent notre jugement et le rendent caduque dès qu’il s’agit d’affirmer ce qui devrait être ou non.

On pourrait penser que 140 est trop court, qu’il ne va pas au bout de ses idées, qu’il exploite mal son concept. Qu’il ne vaut pas son prix, même. Ces arguments ne viennent pas de 140, ni même de nous. Ils viennent des innombrables jeux qui jalonnent notre parcours et qui ont forgé notre opinion, notre définition d’un jeu de plateformes. Insidieusement, ils sont devenus chairs, masse, organes qu’on appose partout où l’on va, partout où l’on saute, sans se rendre compte l’espace d’une seconde que tout ces éléments rentrent fondamentalement en conflit avec une démarche minimaliste telle que celle appliquée sur 140. Si 140 est trop court, ce n’est pas ex nihilo: il est toujours trop court par rapport à d’autres titres. En comparant mentalement, volontairement ou non, une oeuvre minimaliste avec tout le reste on tombe dans le piège de cette rétro-ingénierie qui consiste à partir du tout d’abord pour arriver au cœur ensuite, alors que ce devrait être l’inverse, justement. Tout le propos est là.

Capture d'écran dans le niveau 2 du jeu
Les barres de statique tuent immédiatement au contact.

En vérité — et nous allons à présent restreindre la discussion au minimalisme vidéoludique désormais — le minimalisme ne peut provenir de nous. En tant que processus limitant, il ne peut provenir par définition que de l’extérieur, car c’est de là que viennent les contraintes, toujours. Contrainte dans les règles, contrainte dans le propos. Un joueur ne s’érige qu’une seule directive et barrière mentale: finir l’expérience de jeu. Par ailleurs, si on demandait aux joueurs de choisir entre un jeu minimaliste et un jeu riche en contenus, il est assez facile d’imaginer qu’une bonne partie d’entre eux préférerait le second. Qui ne voudrait pas ? Tant d’éléments sont pris en compte dans ce choix; temps investi, retour sur bénéfices, satiété ludique, expansion du contenu.

En vérité également le minimalisme vidéoludique est contre-nature. Il vient s’opposer à la progression matérielle et technologique — et naturelle — qui est une source primaire d’innovation dans le jeu vidéo; il se fracasse contre les structures narratives et mécaniques toujours plus complexes qui apparaissent manette en main, au fil des décennies; dans son idéologie du squelette-roi et sa glorification de la rigueur il se pose en contre-courant d’une industrie qui va de l’avant et d’un désir, légitime, d’exploration du potentiel, pour voir ce que les jeux ont dans le ventre.

En vérité enfin le minimalisme vidéoludique est anti-ludique, car viscéralement restreint. Il en a toujours été ainsi. Paraphrasant la théorie des quatre formes interactives de Keith Burgun, un jeu absolument minimaliste serait bloqué dans la deuxième catégorie, celle du puzzle, qui est simplement un jouet avec un but, soit un système présentant un problème et dont la meilleure solution possible peut (et doit) être trouvée. Il ne peut en être autrement dans un jeu qui n’a que des os et rien d’autre pour s’exprimer. Anti-ludique car l’absence de choix prive le joueur de tout espace pour s’exprimer dans le jeu. Anti-ludique car le propos est tellement clair, tellement accessible, tellement visible dès le début, qu’il est difficile de l’accepter tout de go, sans aucune difficulté pour nous barrer la route.

Nous sommes habitués dans les jeux à avoir une difficulté, un nuage qui nous cache le soleil, ce petit truc qui nous pousse à prendre le contrôle et interagir avec le système. C’est précisément ce qui transforme un puzzle, dans le sens adopté par Burgun, en compétition, puis en jeu. C’est précisément parce que Peach est kidnappée par Bowser que le joueur va commencer l’aventure pour aller la chercher. Si il n’y avait pas d’obstacles, pas d’objectifs, pas de situation initiale, y jouerait-on encore ? 140, dans sa rigueur, dans sa construction, semble poser cette question. Proteus, de son côté, y a répondu à sa manière. Oui, il est possible de jouer à un jeu qui n’a que des os à montrer, sans aucune ambiguïté, dans une optique meta-ludique d’un côté, et analytique de l’autre.

A la lumière des points avancés ci-dessus il serait plus pertinent de catégoriser 140 dans le genre du puzzle musical que celui du platformer rythmique, bien que les deux ne s’excluent pas mutuellement. Si le deuxième aspect est simplement la projection externe suite au processus , le premier est ce qui compose le cœur de l’oeuvre.

140 ne propose aucun choix, aucune ludicité dans son propos. Les os, solides et bien en place, ne laissent guère de place dans les jointures. L’espace laissé au joueur est moins offert pour son bon plaisir que nécessaire au déroulement . Il est quasiment impossible de faire autre chose que ce qui est exigé par le jeu dans son système. Le parcours se fait à sens unique, ponctué par des points de sauvegarde fréquents mais limitants. Revenir en arrière n’aboutit à rien, et bien souvent c’est impossible. Il s’agit de trouver la solution à chaque obstacle présenté, en se fiant à sa construction répétée dans la musique et le rythme.


Ainsi, 140 est une optimisation de la plateforme en tant que structure ludique, son essence, son raffinement et sa perfection. On ne fera jamais un jeu de plateforme plus cru, plus dépouillé que 140. L’oeuvre de Jeppe Carlsen, avec Jakob Schmid à la musique, est l’alpha du platformer, de même que Superbrothers: Sword & Sworcery EP est l’alpha du jeu d’aventure. Le point commun des deux titres est leur aisance et leur incroyable faculté à déterrer ce qui fait le squelette de leurs genres respectifs. Pour Superbrothers, un ersatz d’univers contenant des ersatz de personnages, de dialogues et d’événements; pour 140, un système évolutif contenant de l’espace positif et négatif liés entre eux par une fenêtre d’action dépendante de la situation.

J’entends par système évolutif quelque chose d’assez simple au fond: le jeu se doit de proposer des variations, faute de quoi le joueur n’y trouve pas son compte. Ne soyons pas extrémistes cependant et évitons d’envisager qu’on pourrait encore passer cet os-là au moulin quelques minutes pour l’affiner, la progression étant quasiment obligatoire, mais pas fondamentale (à ce propos, il faudrait plutôt regarder du côté de Graveyard, de Tale of Tales ou l’excellent Futilitris de Twinbeard).

J’entends par espace positif les structures tangibles, celles sur lesquelles se poser, temporairement ou indéfiniment, et par espace négatif les structures qui entraînent l’échec. Tout le sel de la plateforme, dans sa version la plus pure, passe par l’échange permanent qui se fait entre ces deux espaces de jeu via une fenêtre d’action et les décisions mécaniques du joueur. Il s’agit de déterminer quel est le moment opportun pour passer d’un espace à l’autre, d’un état à l’autre, en conservant l’intégrité de l’avatar virtuel, au risque de perdre du temps, de la vie, des points de scoring ou bien tout simplement de devoir recommencer. Chaque obstacle se compose d’un espace négatif à contourner selon une méthode bien précise, méthode renforcée par l’environnement, l’agencement de l’espace positif autour, un rythme, des règles propres au jeu.

Dans VVVVVV, la fenêtre d’action est déterminée par l’architecture des espaces positifs et négatifs (les pics, le vide, les ennemis), le mouvement du joueur et la règle de l’inversion sur l’axe Y; dans la série des Mega Man, tout est une question d’apprendre les comportements des ennemis et des éléments néfastes dans le niveau et d’exécuter proprement les commandes nécessaires quand la fenêtre d’opportunité se présente; dans N+ enfin, l’enjeu est d’optimiser la fenêtre d’action en tirant parti de l’espace négatif pour naviguer autour grâce au momentum acquis sur les rares espaces positifs présents.

Capture d'écran dans le niveau 2 du jeu
Les barres en fond formant le spectrum du morceau rythment la progression.

140, dans tout ça.

La meilleure manière d’apprécier le succès du jeu dans sa démarche minimaliste reste encore dans la question de savoir si il est possible d’enlever quoi que ce soit dans 140, et, à ce titre, il serait assez difficile de trouver une réponse satisfaisante tant le jeu est d’une rigueur implacable. On peut facilement lui trouver des éléments à rajouter, ça oui. Mais à enlever ? L’ensemble s’effondrerait au moindre changement, témoignage que Jeppe Carlsen a trouvé dans 140 le tout premier squelette, également cherché avec moins de succès à mes yeux dans LIMBO, auquel le développeur a participé au sein de l’équipe Playdead.

Il faut voir à quel point le jeu est dépouillé à l’extrême dans ses règles, dans sa gestion de l’espace, dans la fenêtre d’action proposée au joueur afin de proposer une expérience déjà faite mille fois, ailleurs. En mieux ? C’est bien là tout le propos. Ici il n’y a que les os, mais quels os !

L’aspect puzzle musical se dessine dans les trois itérations de l’avatar contrôlé, chacune symbolisant un état particulier: carré, et nous sommes immobiles; rond, et nous nous déplaçons sans sauter; triangle, et nous avons déjà sauté. Il n’en faut pas plus. Trois états qui marquent chaque position dans n’importe quel platformer déjà existant, ou à venir. Trois états qui sont exploités par tous les obstacles, eux aussi figures de jeux passés, actuels et futurs. Ici, le sol devenu espace négatif; là, la succession d’espace positif séparé par du vide; là-bas enfin la nécessité d’alterner entre immobilité et mouvement, en rythme.

C’est par ailleurs ce rythme qui lie tous les os de 140 et forme un squelette solide. Un rythme exigeant — Jeppe Carlsen parle de “rhythm awareness” pour décrire son jeu — une pulsion qui coïncide avec les inputs du joueur, partout, tout le temps. Pour aller d’un point A à un point B, pour résoudre un puzzle tourné sous formes de séquence de plateformes jusqu’aux boss en apparence désordonné, tout est une question de rythme.

Et c’est finalement à travers ce rythme omniprésent qu’on retrouve dans 140 l’éventuelle incitation ludique, cette tape dans le dos qui nous pousse à avancer à 140 beats per minute, servant à la fois d’obstacle primaire et récompense ultime lorsque l’on franchit chaque niveau, transporté par la musique et prêt à revisiter chaque platformer de notre mémoire une fois de plus au milieu des carrés et des barres.

Mais peut-être que la plus grande force de 140 reste encore dans sa capacité à conserver sa force lorsqu’il est speedrunné. Non, mieux, c’est comme si le jeu prenait plus de sens en étant joué rapidement, chose d’ordinaire improbable tant la pratique du speedrunning dénature souvent tout ce qui fait l’intérêt d’un jeu. Mais 140, dans son minimalisme absolu, parvient à conserver son identité en moins de 17 minutes, fait remarquable et preuve s’il en est qu’on a bel et bien atteint ici, avec le titre de Jeppe Carlsen, la substantifique moelle.