Image de couverture tirée du jeu

Alundra

Alundra est Zelda si Zelda grandissait et se concentrait un peu plus sur les Déesses que sur la princesse.

Publié le 8 mai 2016 - Jeux vidéo

The Use of Meia - Kōhei Tanaka

Il est étonnant de constater finalement à quel point la religion, qui occupe une place majeure — si ce n’est fondamentale — dans la psyché humaine et notre perception du monde, est un aspect plutôt mineur dans les rares jeux qui décident de l’incorporer, réduite à n’être qu’une ressource, des décors et des mécaniques dans ces mondes virtuels.

Il ne s’agit pas là d’argumenter sur l’importance que je veux bien accorder à la religion dans le cadre de ce texte, ni d’en nommer une en particulier, mais de nous intéresser sur sa représentation et son intégration dans les jeux.

Car au fond ce n’est pas tant la religion qui est montrée, c’est à dire l’acte de créer et suivre des pratiques culturelles et communautaires, ce besoin unique à l’Homme de se projeter au-delà de lui-même et de chercher des réponses (sur nous, sur le monde, sur la mort, etc.) mais plutôt l’impression que l’on s’en fait, le cliché instantané de ce qu’est censée “être” une religion, ses éléments saillants. La forme sans le fond.

Lorsque Landstalker ou la série des Dragon Quest nous permettent de visiter une église, ce n’est pas pour s’y recueillir véritablement avec d’autres individus et se plonger dans un rituel codifié, orchestré par un représentant de l’ordre, afin d’en tirer une réaffirmation de l’âme, une réassurance que nous ne sommes pas seuls, que nous sommes tous ensembles dans cette existence, et que nous allons tous passer par “là”, fatalement. Non, les églises dans ces univers-là nous permettent simplement de sauvegarder notre progression et de soigner éventuellement nos personnages. Dans cet acte, on peut voir l’analogie avec les vraies églises, certes: le soin équivaut à l’apaisement des esprits, mais il n’en reste pas moins que cette traduction en mécanique de jeu est simplement un opportunisme, une copie du monde réel. L’église comme lieu de repos, alors l’église comme lieu de soin. Le subterfuge ne trompe personne cependant: la série des Final Fantasy abandonnera bien vite les églises en tant que lieu de soin pour les remplacer par le sort de résurrection ou les queues de phénix, les reléguant ainsi au rang de bâtiments pittoresques, possédant de temps en temps un lien avec un personnage (Aeris et sa culture de fleurs à l’intérieur d’une église abandonnée).

Mais où sont les fidèles ? Où sont les gens qui prient ? Les églises dans ces jeux sont toujours vides, grandes, majestueuses, silencieuses, à l’image de nos représentations mentales d’une église au vingt-et-unième siècle, finalement. C’est ignorer qu’une église ne rempli(ssai)t sa fonction que lorsqu’elle est(était) pleine, fréquentée. Sinon, c’est un monument historique en centre-ville. Les églises dans les jeux vidéo sont des monuments historiques, un patrimoine architectural, un point de passage pour se soigner, mais ce ne sont guère des églises ni des lieux de religion.


Un élément très intéressant à observer pour déterminer si un jeu a véritablement une dimension religieuse ou ne fait que mettre une couche de religion façon peinture iconographique, presque culture pop finalement (si tant est qu’on puisse parler de culture pop en parlant de religion) est le traitement de la mort, mais surtout des morts. Parce qu’avant d’être une organisation terriblement maléfique (presque toujours, dans les jeux vidéo), ou bien des figures mythologiques aux costumes affriolants (Dante’s Inferno), la religion est tout d’abord une tentative personnelle d’abord, communautaire ensuite, de faire face à la mort. C’est une des alternatives qu’a trouvée l’espèce humaine, consciente de son existence, pour la penser et mieux, la dépasser.

Dans Alundra, un des lieux les plus fréquentés du jeu s’avère être un cimetière, juste à côté du village et de l’église, mais un cimetière un peu particulier puisqu’il est vide, fraîchement inauguré pourrait-on dire, annonciateur de la pièce tragique qui va se jouer. Ce n’est pas banal. Car si il nous arrive de visiter des cimetières virtuels, force est de constater qu’ils sont bien souvent déjà remplis et qu’on ne fait que passer à travers (Darksiders, Pokémon) ou explorer le lieu (Ocarina of Time, la série des Souls).

Ici, le cimetière est le centre névralgique du jeu. Il faudra à de (trop) nombreuses reprises le visiter, assister à des enterrements, poser des fleurs, baisser la tête et prier pour ceux qui sont partis trop tôt. Chaque tombe qui se rajoute au paysage est comme un coup au cœur, chaque nouvelle épitaphe une occasion de se souvenir des disparus et des infortunés.

Si on part d’une des étymologies possibles pour le mot religion, qui est “re” (à nouveau) + “ligare” (lier), alors Alundra est un jeu profondément religieux, non seulement de par son histoire qui tourne explicitement autour de ce sujet, mais également de par son univers, son respect ludique, et l’harmonie qui existe entre tous les éléments qui composent l’oeuvre. Il s’agit de tout lier ensemble pour en faire un titre fort, porté par un sens aigu de la religion intime, de son mystère, de ses valeurs, ce qui rend sa dénonciation finale on-ne-peut-plus légitimée et justifiée, étant donné tout ce qui s’est passé pour en arriver là.

La religiosité d’Alundra se vit au quotidien, dans le village, au détour des conversations avec les habitants, tous plus ou moins fidèles et pratiquants; elle s’observe dans les croyances des autres peuples, notamment les lutins dirigés par le Roi Miming, adorateurs d’un Dieu de pierre; elle se vit dès le début ou presque de l’histoire, lorsqu’on nous oblige à prier les dieux pour les remercier de “leur bienveillance dont nous ne sommes pas dignes” après avoir sauvé quelqu’un d’un cauchemar paralysant. Elle se vit enfin dans le constat que le jeu ne présentera jamais une réponse concrète et tangible sur ce qu’il se passe après la mort, quand bien même celle-ci est omniprésente dans le monde d’Inoa.

Et c’est là la force suprême du titre.

La foi, l’espérance qui anime et infuse tout acte religieux n’a de sens que dans un univers où la mort reste toujours un mystère. Lorsque Yuna, dans Final Fantasy X, s’engage dans le rituel pour guider les âmes des morts, âmes clairement visibles par tout le monde, l’illusion est brisée, la religion mise en place dans ce monde n’a plus aucune raison d’exister, malgré tous les efforts fournis pour la rendre plausible. Les âmes existent, un au-delà existe, tout cela est visible, tangible. Il n’y a par définition plus aucune raison de s’engager une démarche religieuse.

Il n’en sera jamais rien avec Alundra, et chaque mort s’arrêtera au moment de devoir enterrer le personnage. Que se passe-t-il après ? Nul ne le sait, et nul ne le saura jamais. Les habitants, livrés à eux-mêmes, prient sans cesse, seuls, à plusieurs, chez eux ou au sanctuaire de Magyscar. Certains, obnubilés par l’inévitable, tombent dans le fanatisme, comme Giles. D’autres se réfugient dans l’alcool, comme Gustav. Dans cet univers sans issue ni réponse, la religion a un sens parce qu’elle n’est pas un simple élément de décor: c’est le premier pilier de la communauté. Chaque mort vide toujours un peu plus le village. On le voit, on le joue, on le ressent.

Les portes des maisons se ferment définitivement, les lignes de dialogue possible diminuent, le silence se fait plus insistant.


Le silence. Parlons-en. Le jeu a un sens aigu du silence. Il sait quand l’utiliser pour renforcer l’intensité d’une scène, donner du temps au joueur pour comprendre ce qui se déroule à l’écran, associer les choses entre elles et les lier. Chaque mort est toujours accompagnée d’un rituel. Voyez déjà là comment le jeu adopte une attitude religieuse. Chaque mort donc déclenche une mélodie, simple, funèbre, ponctuée de nombreuses pauses entre chaque note. Vient ensuite l’acte de Création: Jess, le forgeron du village et figure paternelle d’Alundra, a depuis longtemps perdu le goût de créer, suite à un événement traumatique. Mais la mort de ses ami(e)s vient tout chambouler. Le cycle éternel se remet en branle, et la vie se succède à la mort, entre ses mains. La Création revient, et chaque disparition inspire Jess qui se remet à forger, donnant ainsi au héros que nous contrôlons les nouveaux objets qui font avancer l’histoire.

A travers ce rituel, une association prend forme dans l’esprit du joueur, sonore d’abord, ludique ensuite, et émotionnelle enfin.

Sonore parce que chaque nouveau drame déclenche le Requiem, puis les coups de marteau de Jess qui, dans sa forge, fabrique une nouvelle arme en hommage. Ludique ensuite car on associe très vite ces coups de marteau à l’obtention d’une nouvelle arme qui va nous permettre de progresser dans le jeu, et d’étendre notre champs de possibilités. Émotionnel enfin car derrière la réjouissance d’avancer se cache la tristesse et le remord. Les coups sourds sur l’enclume sont à la fois bienvenus et redoutés. Et lorsque le jeu brise le rituel un matin, au réveil, en nous donnant à écouter cette clameur sans qu’il n’y ait eu de décès au préalable, une peur sourde nous prend au ventre. Par association, le rituel s’enclenche, et l’horreur jaillit: quelqu’un est mort, mais qui ?

Capture d'écran d'un dialogue entre Alundra et Septimus entourés des autres villageois
Alundra est un drame sans sang ni horreur.

C’est une aventure triste, un voyage intimiste dans un monde hostile, un bildungsroman vidéoludique. Loin de l’archétype du héros jovial qui s’en va sauver l’univers sans raison apparente, Alundra est perclus de regrets, de frustration, de rage sourde face à toutes ces morts qu’on ne parvient pas à déjouer. Doté du pouvoir d’entrer dans les rêves des gens et d’en modifier le dénouement, le héros s’implique littéralement depuis l’intérieur des esprits et des âmes et cette implication rend la conclusion tragique toujours plus cruelle. Car malgré tout nos efforts pour sauver nos amis, ils finiront par disparaître. Et malgré cela, certains d’entre eux, ceux qui sont toujours là, vivants, nous érigent en Héros. Avons-nous dès lors mérité ce titre ? En sommes-nous dignes ?

Où est la justice dans tout ça ? Quel est ce Dieu que les habitants prient tant et qui les abandonne à leur sort ? La théodicée n’est pas loin, prononcée à demi-mot par les habitants et nous-mêmes. On en vient à douter de la nature bénévolente de ce Dieu qui semble prendre un malin plaisir à torturer ses fidèles. Si on rajoute la dimension des rêves, très présents dans le jeu puisqu’ils constituent environ la moitié des environnements explorés, on constate que Descartes et son Malin Génie n’est pas loin, en substance.

En soi la conclusion d’Alundra n’est pas bien originale et rejoint la tradition des anciens (et moins anciens) jeux qui nous amènent à rejeter le dogme religieux et défier le dieu en présence. Mais le déroulement de l’aventure et la religiosité vécue au quotidien, au milieu de tout ces drames et réflexions théologiques, font que si il est toujours question de dépeindre la religion comme un système de pensée handicapant et réducteur, le tout est largement justifié et a du sens. Il ne s’agit pas de tuer Dieu en tant que boss final. Il s’agit simplement de rendre justice et de libérer les habitants de cette chape de plomb qui leur obscurcissait la vue. Libre à eux cependant de continuer à s’engager dans des pratiques religieuses lorsque ce cauchemar sera terminé, car le monde n’est toujours pas résolu finalement, et la mort toujours aussi mystérieuse.

En ce sens, Alundra diffère radicalement des autres jeux qui abordent ce thème. La religion n’est pas conspuée ni rejetée. Ce qui est rejeté c’est un système qui s’avère être plus oppressant que libérateur, un système devenu obsolète. Les anciennes idoles sont tombées, le Dieu prié n’est plus celui qu’on croyait. Mais le concept même de prier et d’espérer ne sera jamais remis en cause. Melzas, le Faux Dieu et antagoniste principal, l’affirme lui même à la fin du jeu, au moment de disparaître: parce que le monde sera toujours silencieux et la question de l’après-mort irrésolue, le cœur des Hommes aura toujours une part d’obscurité et de peur, inscrivant la foi et l’espérance comme éléments essentiels de la nature humaine et pérennisant ainsi le comportement religieux (peu importe le degré et l’amplitude de celui-ci). Mais ce comportement peut prendre plusieurs formes: ce peut être la foi dans la science, à l’image du sceptique Septimus; la foi dans une nouvelle religion, à l’image de la douce Yustel; la foi dans les autres à l’image du maire Beaumont; la foi dans l’avenir, à l’image d’Alundra lui-même enfin, que l’on voit repartir dans la séquence animée finale vers d’autres aventures une fois celle-ci terminée (ce qui donnera naissance à Alundra 2, qu’il faut fuir comme la peste cependant).

Capture d'écran dans une salle du donjon du désert

J’écris plus haut que les anciennes idoles sont tombées. Parmi elles on retrouve Zelda, qui phagocyte le genre de l’action-aventure plus par tradition et habitude que par réelle légitimité désormais. J’aurais bien du mal à affirmer en effet, à l’instar de certains, que la série a encore une quelconque valeur ajoutée aujourd’hui, après une traversée du désert embarrassante sur DS, un Twilight Princess intrigant mais paresseux et un Skyward Sword condescendant et irrespectueux des joueurs et joueuses.

Alundra est un clone de Zelda, il est vrai, et ce constat lui a sans doute porté préjudice. Les mécaniques de jeu, la vue isométrique, le tandem exploration/donjons ont des airs de déjà-vu, mais ça s’arrête là. Zelda n’est jamais allé (et n’ira jamais) au-delà de sauver une princesse et jouer au héros tandis qu’Alundra parle de libre arbitre, de fatalité et de remise en question des dogmes religieux. Mais au-delà de ce point qui cherche la petite bête, je l’admets, Zelda n’ayant jamais vraiment eu la prétention d’être un grand jeu sur le plan narratif, il y a dans Alundra un respect de l’intelligence du joueur qu’il est difficile de retrouver désormais dans la franchise qui a laissé naître l’horrifique Fay.

A côté d’un cahier des charges dûment respecté dans les environnements (on retrouvera le donjon du feu, de l’eau, le désert, etc.) Alundra introduit grâce à sa mécanique des rêves des lieux uniques qui brillent par leur cohésion ludique et thématique. Bergus et Nestus, les deux enfants jumeaux, partageront deux rêves tout en symétrie, basculant continuellement de l’un à l’autre; celui de Meia, personnage en apparence renfermée et sur la défensive, s’avèrera être une plongée dans un passé troublant, imprégné d’une ambiance à la fois bucolique et aigre-douce, apportant moult éclaircissements sur le pourquoi du comment.

Dans l’ensemble, et c’est peut-être parce que le jeu restera sans suite (oui, j’ignore volontairement l’existence d’Alundra 2 qui n’a rien à voir avec le premier, tant dans l’histoire que dans les mécaniques de jeu), il se dégage de l’oeuvre un sentiment de découvrir quelque chose d’unique, qui ne sera jamais reproduit par la suite. Un peu comme un phare au milieu du brouillard, Alundra se distingue de par son histoire, son approche intime de la religion, et son traitement intelligent et respectueux des défis proposés. Oeuvre quasiment oubliée dans le patrimoine de la PS1, elle mériterait cependant d’occuper un peu plus de place sur la scène occupée par Zelda, pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, et bien plus encore.

On pourrait continuer ad eternam et évoquer son humour discret mais efficace, pour contrebalancer les drames et l’atmosphère sinistre; ou bien ses subtilités dans l’animation des personnages, les pas hésitants et les hochements de tête qui rajoutent des interprétations de caractère; ou bien encore ce magnifique donjon de fin, le Sanctuaire du Lac, qui est d’une beauté ludique rarement atteinte dans un jeu de ce genre, et dont l’ambiance sonore et visuelle semble être un avant-goût de la fin du monde, dans une portée eschatologique qui vient refermer la boucle religieuse de l’oeuvre. Allez, finissons là-dessus, car il ne s’agirait pas de tout révéler.

Tel que tu étais aujourd’hui, j’ai été un jour.
Tel que je suis aujourd’hui, tu le seras un jour.
Aussi, prépare-toi à me suivre.