Anohana
Publié le 21 septembre 2018 dans les catégoriestextescritiqueanime
1.
En essence, AnoHana est bel et bien un récit de fantômes et de passé qui resurgit, mais pas pour les bonnes raisons ou les meilleurs motifs. C’est une histoire qui a au bas mot 400 ans d’âge, et qu’on retrouve chez Racine. Et pour être tout à fait franc, il nous faudrait remonter encore plus loin, au 5ème siècle avant Jésus-Christ. L’auteur original s’appelle Euripide, et la pièce qui se déroule à nouveau sous nos yeux se nomme Andromaque.
Arrêtez-moi si ce synopsis vous rappelle vaguement quelque chose: Oreste aime Hermione, qui aime Néoptolème, qui aime Andromaque, qui aime Hector, ce dernier ayant été tué par Achille, père de Néoptolème.
La figure géométrique amoureuse qui se dessine sous nos yeux vaut plus par ses angles saillants que par les côtés qui les relient. La tragédie qui éclate là, près de l’autel de Thétis, naît principalement des personnages et de leurs positions, plutôt que des relations qui existent entre eux: Andromaque, autrefois princesse de Troie, est désormais prisonnière de guerre, condamnée à vivre avec le fils de l’homme qui tua son mari au pied des murailles de la cité vaincue; elle ne le déteste pas cependant, car les crimes des pères ne sont aucunement ceux des fils, à juste titre.
Hermione, quant à elle, éprouve une jalousie immense pour Andromaque, et ce n’est pas seulement lié au fait que Néoptolème la préfère à elle, l’épouse politique. Euripide, dans une grande finesse, détache le conflit de l’homme qui paraissait être l’objet tout trouvé et l’oriente vers le terrain féminin de la fécondité. Le drame se joue là : Andromaque, l’esclave, a donné un fils à Néoptolème, là où Hermione, la princesse royale, reste stérile. Il n’y a plus aucun homme dans ce nœud tragique, uniquement deux femmes, deux (non-)mères qui se différencient par et à travers leurs chairs et leurs positions, en regards croisés, dans des combinaisons impossibles, insoutenables pour l’une, résignées pour l’autre. Tout d’un coup, le drame quitte le terrain romantique pour s’aventurer en terres politiques, et l’arrivée de Ménélas, dans un premier temps, puis de Pélée dans un deuxième, confirme cette lecture de la pièce. Le carré amoureux est un prétexte à des rapports de force entre femmes et hommes, conquérants et vaincus, princesses et esclaves, fantômes et héritiers.
Tout cela manque à AnoHana. Tout cela m’a manqué durant le visionnage, et ce dès les premières minutes, avant même que la pièce ne se mette en route.
En guise de fantôme, on aurait pu avoir le spectre d’Achille, l’élément déclencheur de la tragédie des couples qui auraient pu être et ne seront pas. Las, nous aurons Menma, une enfant-femme, un rêve mouillé qui continue d’inonder ce medium, le plongeant toujours plus dans une médiocrité à peine teintée de sexisme — ou d’ignorance crasse, c’est au choix.
Ainsi durant les premières minutes de l’anime, et en guise d’introduction aux deux personnages principaux, Menma s’assoit au niveau de l’entrejambe du garçon qui l’héberge, provoquant chez lui une érection si forte qu’il s’évanouit. Un coup de chaleur durant l’été, diront les apologistes du genre. Une facétie de l’humour à la japonaise, diront les dévorateurs de séries devenus amorphes, sonnés K.O par l’industrie. À d’autres.
2.
Je reviens sur le terme enfant-femme, que j’aimerais distinguer de la figure de la femme-enfant. Non pas que cette dernière soit souhaitée ou souhaitable, du reste, mais certains archétypes ont la dent dure.
Menma, en tant que personnage, n’existe pas — et c’en serait presque délicieux étant donné sa forme spectrale, qui est au cœur de l’histoire. Elle est le fruit d’une construction socio-culturelle qui remonte aux années 70 lorsqu’une horde d’écolières conceptualisèrent le mot kawaii en modifiant l’écriture pour arrondir les caractères et y intégrer des symboles, pour créer une fiction du mignon et de l’adorable; fiction reprise et consolidée -comme à l’accoutumée- par l’industrie, de Hello Kitty aux idoles, du bishoujo au mahou shoujo, pour finalement aboutir à l’acception qui nous intéresse ici, à savoir le moe.
Menma, comme le moe, relève de l’enfantin avant tout. Ces traits, ces gestes, ces mimiques n’existent pas naturellement. Ils sont le produit d’une volonté et d’un regard presque paternel — en tout cas masculin, si on se réfère à l’histoire de la mouvance kawaii et moe — qui déshabille le personnage jusqu’à le réduire à un stade juvénile, infantile, dans une néoténie éternellement figée par sa condition de fantôme. Menma n’est pas une femme-enfant qui fuit ses responsabilités et, ce faisant, se fabrique un comportement qui ne sied plus à son âge depuis bien longtemps; elle est une fille-femme dans le sens où, littéralement et métaphoriquement, elle ne pourra jamais grandir, et — c’est le point clé et l’élément le plus détestable de la mouvance moe — surtout elle ne devra jamais grandir, pour le plus grand bonheur des spectateurs. Elle restera à jamais cette petite chose désirable parce qu’il faut la protéger, la cajoler, la chouchouter, comme une peluche mignonne.
Il ne faut pas oublier cependant qu’entre kawaii (かわいい, mignon) et kawaisou (かわいそう, qui suscite la pitié), la différence est fine.
On ne peut qu’éprouver de la pitié pour l’ensemble des personnages, si déshumanisés, si impuissants, déshabillés par des scénaristes qui forcent le trait, encore et toujours, jusqu’à les réduire en deux lignes de caractérisation balancées dans une marge. Aucun d’entre eux n’est vivant. Ils ne sont que projections de structures et d’archétypes éculés, dans un but presque utilitariste, un peu à la manière de fusils de Theckhov qui seraient là uniquement parce que l’histoire le demande.
Menma est une enfant-femme à la merci de ses prétendants; Poppo est un clown triste qui n’existera vaguement que dans les dernières dix minutes de la série; Naruko n’existe que pour créer un autre angle dans le quadrilatère amoureux qui se dessine, lentement, péniblement; Chiriko est son reflet inversé, et son objet de désir est quelqu’un d’autre que Jinto, le héros.
On ne peut qu’éprouver de la pitié face à cette énième production qui réduit essentiellement ses personnages féminins à des enjeux romantiques pour donner le change aux pendants masculins d’un côté, et la créature à protéger de l’autre. Naruko et Chiriko vivent par et pour leurs coups de cœur. Sans aller jusqu’à être aussi dépouillée que Menma, elles n’en sont pas moins infantilisées, réduites à n’être que des filles-qui-aiment-des-garçons, et sans réciprocité, évidemment. Elles n’ont aucune marge de manœuvre et sont à la merci du bon vouloir de ces messieurs, selon qu’ils finissent par les remarquer ou non. Alors elles auront joué leurs rôles; les fusils auront été tirés. La tragédie peut se clore. Mais que s’y est-il passé, au juste ?
Il faudra attendre les dernières secondes du dernier épisode pour se rendre à l’évidence que rien n’a changé, et que rien ne changera jamais vraiment. AnoHana se déroule dans un univers où la mort accidentelle d’une enfant de 6 ans fige pour toujours le temps autour d’elle. Menma, peluche privée de toute capacité, réduite à n’être qu’un objet de désir pour tout le monde autour d’elle, est finalement moins une participante qu’une constante essentielle de cet univers. Sa présence définit le monde, et son départ provoque l’arrêt de la série. Il n’y a tout simplement plus rien à dire au-delà de cette étape dans la narration. Le sort des deux autres filles est anecdotique, expédié rapidement dans les dernières secondes post-générique de fin, preuve s’il en est que leurs présences dans le script étaient accessoires. Sans surprise, elles continueront toujours d’aimer sans retour. Les garçons quant à eux, seront satisfaits, soulagés par cette fin. Évidemment.