Astro Bot
Publié le 16 octobre 2024 dans les catégoriestextescritiquejv
Un jeu de Team Asobi, édité par Sony Computer Entertainment. Sorti en septembre 2024.
I.
C’est une histoire fausse,
un mythe tenace de psychologie pop,
un mauvais billet motivationnel sur LinkedIn,
mais c’est une bonne fable pour commencer.
C’est l’histoire de ces singes, dans une salle, avec un escabeau et une banane tout en haut. Dès que l’un d’entre eux grimpe pour tenter de l’atteindre, on arrose tout le groupe avec un tuyau d’eau glacée, tant et si bien qu’au bout d’un moment personne n’essaie d’attraper la banane. Au bout d’un moment on remplace un des singes du groupe par un nouveau, et lorsque celui-ci essaie de grimper c’est le groupe lui-même qui cette fois-ci se charge de le punir, sans intervention du tuyau de douche. Lorsque le nouveau a bien assimilé qu’il ne fallait pas monter sur l’escabeau, on recommence, on échange un singe du premier groupe avec un nouveau, et lui aussi se fait punir lorsqu’il essaie de monter, même par le dernier venu avant lui qui n’a jamais connu la douche froide. On continue ce manège jusqu’à ce que le groupe ne soit plus constitué que de singes qui n’ont jamais été rincé, mais qui perpétue tout de même ex nihilo l’interdiction de grimper à l’escabeau. Généralement l’histoire se finit en disant que si les singes pouvaient parler, ils diraient qu’ils font ça « parce que c’est ce qu’on a toujours fait »
Beaucoup de gens tirent beaucoup de leçons de cette histoire,
qui, on le rappelle, est pure fiction,
allant du danger de ne jamais remettre en question les traditions venues du fond des âges
à la cohésion toxique de groupe, ou la transmission des connaissances dans un contexte social
en passant par le besoin de sortir du lot et d’aller à contre-courant de la foule, non plus simiesque mais ovine,
sheeple.
Pour les besoins de ce texte, c’est juste un début,
un début qui n’est pas sans rappeler celui d’Astro Bot, lorsqu’on nous demande de sélectionner une carte mémoire PS2 pour démarrer l’aventure.
Une carte mémoire,
qu’est-ce que c’est, une carte mémoire ?
Cela fait trois générations et bientôt 20 ans que les cartes mémoires ne font plus partie de l’écosystème des consoles Sony, du moins physiquement. Quels singes se rappellent de ces reliques du passé ?
Peut-être les singes qu’on croise à la fin du premier monde, ceux qu’on doit capturer avec un filet, durant une séquence qui convoque d’outre-tombe la série des Ape Escape.
Ape Escape,
qu’est-ce que c’est Ape Escape ?
Le dernier jeu de la série principale a bientôt 20 ans. En étant plus généreuse, le dernier jeu dérivé a 14 ans. Quant à sa dernière apparence en tant que caméo, elle remonte à Astro’s Playroom, c’est-à-dire l’épisode précédent de la franchise Astro,
car on peut dire que c’est une franchise maintenant,
celle qui les enterre toutes,
et les déterre juste à temps pour la parade funèbre.
II.
Astro Bot,
dans sa nécromancie révérencieuse,
dans sa débauche de spectacle graphique,
dans son cynisme calibré de pur produit corporate,
est un miroir dans lequel on peut apercevoir toute l’histoire et l’identité de Sony Computer Entertainment (SCE), à l’aune du trentième anniversaire de lancement de la première PlayStation.
Fraîchement débarqué dans une industrie dominée par Nintendo et Sega, SCE a abordé le paysage de l’époque comme tous les autres dans lequel le conglomérat évoluait jusqu’ici. Fort de son expérience dans l’électronique, l’audiovisuel et l’informatique, Sony a traité le jeu vidéo sous un prisme technologique d’abord, et nostalgique ensuite.
Qu’on se souvienne du positionnement marketing agressif de la PS1, qui cherchait à récupérer le segment des jeunes adultes délaissé·e·s par le reste de l’industrie ; du choix d’opter pour le format CD, et de doubler la console d’un lecteur CD par la même occasion ; du choix de faire de la rétro-compatibilité pour la PS2, et la doubler, elle aussi, d’une option multimédia en tant que lecteur DVD abordable ; du choix enfin de faire de la PS3 un appareil capable de lire les Blu-Ray, à une époque où les lecteurs dédiées étaient bien plus onéreux, offrant là aussi une réelle alternative économique.
Astro Bot est l’héritier de cette excursion technologique de SCE dans le domaine du jeu vidéo.
L’objectif principal du jeu consiste à réparer une PlayStation 5, devenue vaisseau pour l’occasion, en retrouvant les principaux composants,
carte graphique surpuissante,
barrettes de mémoire performantes,
disque SSD gargantuesque,
ventilateurs ultra-cools,
les superlatifs ne manquent pas, pas plus qu’ils n’arrivent à faire le tour de tout ce qui se passe à l’écran, partout, tout le temps. Ici ce sont des centaines de particules, de feux d’artifices, de noisettes qui dégringolent
de ballons qui glissent dans un toboggan,
de poissons qui virevoltent dans l’eau,
de feuilles et de fleurs qui fanfaronnent,
de robots qui dansent, rigolent, chantent,
pour célébrer la technologie
et rien que la technologie.
Une technologie que l’équipe d’Asobi connaît bien, puisqu’elle a collaboré étroitement avec l’équipe qui a développé la manette DualSense de la console, dans une conversation qui commençait dans un bureau et finissait dans un autre, juste de l’autre côté de l’avenue. Les interviews et les reportages qui s’attardent sur l’histoire du studio, rescapé de la restructuration de la division japonaise des studios de SCE, sont nombreuses.
Au point qu’on finit par ne plus vraiment savoir ce qui relève de Sony ou d’Asobi, du jeu ou de la commande, de l’allégeance à la marque constructeur ou de l’adhérence à l’esprit de corps.
Et de se rabattre finalement sur la technique,
sur l’histoire des produits de l’entreprise,
sur l’excès de nostalgie,
sur cette recherche du spectacle
et du fun
à peine plus que des mots sur le kit de presse.
III.
Il y a dans l’exécution et la construction du jeu quelque chose qui relève de la dystopie. Les niveaux sont tous méticuleux et sans friction, les cachettes sont exactement là où on les imagine, et les boss doivent être touchés très exactement trois fois avant de disparaître dans une grande fanfare. À peine le temps de s’approprier une idée que la suivante la remplace, car il faut aller vite, vite, vite. Tout avance à mille à l’heure, tout le monde danse et chante. Tous les thèmes sont là : il y a le niveau de neige, puis celui de feu, puis le casino, et puis même les parcs d’attraction qui empruntent au Japon, à l’Égypte ou aux civilisations mésoaméricaines, à peine des décors, tout juste du tourisme visuel et musical. Dans tous les cas, une gêne certaine et un orientalisme qui fait tâche. Mais c’est déjà oublié, car il faut passer à la suite.
Plus de trois cent robots à récupérer, et des pièces de puzzle en veux-tu en voilà, et les mêmes quinze situations qui se répètent en boucle, tels des briques élémentaires qu’on recycle.
D’abord une zone d’arrivée,
et puis le pouvoir du niveau en cours,
et puis une falaise à escalader,
et puis une pièce secrète,
et puis pourquoi pas quelques plateformes qui sont parfois là,
et parfois non.
Le design est si distinct, si identifiable, que le jeu est décrit partout comme le platformer le plus Nintendo de Sony, dans une amalgamation de marques déposées qui me fait personnellement froid dans le dos. Peut-on imaginer pire compliment que celui qui pour vous distinguer,
vous confond ?
Mais c’est qu’Astro Bot n’a précisément aucune identité, aucune forme, si ce n’est toute celle qu’on y voit, dans les références, dans les hommages.
Mascotte aux mille masques,
le robot se déguise à notre guise,
se plie à tous nos désirs, et n’en possède
aucun.
Dans sa garde-robe, des personnages, qu’on imagine jalousement gardés par des armées d’avocats et de marques déposées, des idées empruntés momentanément avant de retourner dans les placards, jusqu’à la prochaine réunion des exécutifs qui daignera allouer des fonds pour faire revivre la flamme, la légende, la franchise,
mais seulement à condition qu’elle rapporte.
C’est une industrie, après tout.
Mais ce n’est pas que ça.
Ce sont aussi des critiques et des gardiens de l’histoire du jeu vidéo qui se gargarisent de savoir, d’identifier correctement les références, de faire partie de la boucle ; c’est une presse mobilisée pour faire autorité, à nouveau, lorsque ces mêmes références ont besoin d’être explicitées; ce sont des parents qui transmettent ces histoires à leurs enfants, comme un rite
de passage,
un passé éternel,
un fardeau de consommation et
d’héritage.
Et tant pis si l’enfant préfère jouer avec ses jeux de son époque, avec ses propres héroïnes, plutôt qu’apprendre qu’il y a vingt ans on chassait des singes avec un filet et on trouvait ça marrant. Tu sauras qui est Psycho Mantis, ma fille.
C’est notre culture,
c’est notre identité,
c’est notre enfance,
et c’est bientôt la tienne également.
C’est comme ça que nous avons toujours joué.
La douche froide ne vaut pas le coup.
IV.
Pour le boss final du jeu, toute la flotte spatiale est composée d’artefacts et d’objets estampillés PlayStation utilisés comme autant de vaisseaux par les robots en costume. Tout y est : carte mémoire, vieilles manettes, PlayStation Portable et Vita, microphones SingStar, PlayStation Multitap, périphériques et gadgets curieux – Sony, partout, Sony, pour toujours.
Les objets tirent des lasers ronds, carrés, triangles, croix. La flotte de plastique, de puces électroniques et de personnages putréfiés traversent l’espace pour vaincre un ennemi qu’on croirait créé par une intelligence artificielle, comme tous les autres ennemis du jeu. C’est la dernière séquence du jeu, c’est le futur. C’est le passé.
C’est, pour reprendre les mots de Tevis Thompson, la cristallisation de cette peur que j’ai que « la plupart des joueur·se·s veulent simplement juste rejouer aux mêmes jeux, remixés et vaguement mis à jour, encore et encore, et ce jusqu’à la fin des temps. »
Ou jusqu’à la mise à mort du souvenir sacré.