Blasphemous
Publié le 19 mai 2023 dans les catégoriestextescritiquejv
Un jeu de The Game Kitchen, publié par Team17, sorti en septembre 2019.
I.
Dans une vidéo de présentation de Blasphemous sortie à l’occasion de l’E3 2019, une séquence en particulier ressort. Au milieu des questions aseptisées censées nous donner envie de jouer au jeu en présentant tour à tour ses mécaniques, son univers, son histoire, façon foire de l’automobile ou salon des appareils ménagers, l’intervieweur IGN sort de son rôle de marchands de tapis l’espace d’une seconde. Il s’imagine critique, doux sentiment. Le voici qui demande :
« Avec cette imagerie et la façon dont elle est mise en scène, est-ce que le jeu est un commentaire [sur la religion en général et le catholicisme en particulier] ou bien est-ce simplement une esthétique ? »
Et le designer Miguel Ortego de botter immédiatement en touche et de répondre :
« Non, pas du tout. Nous avons grandi avec ce genre de culture au quotidien et nous pensons que l’esthétique est vraiment intéressante. On a voulu créer un monde à partir d’elle, mais ce n’est pas du tout un commentaire. »
La réponse est tellement à côté de la plaque que même l’interviewer d’IGN se permet d’ajouter qu’il va quand même choisir de superposer son commentaire sur le jeu, et advienne que pourra.
L’échange est commun, familier, presque automatique. C’est tout juste si on ne reviendrait pas à cet encart indiquant que toute ressemblance avec des personnes vivantes ou décédées ou des évènements passés serait purement fortuite, pour se dédouaner encore plus. C’est du jeu vidéo, après tout, rien de concret. L’esthétique pour seule horizon, et malheur à qui irait au-delà, sur les terres de l’analyse, du commentaire, ou pire – de la critique.
Admettons. Admettons que des studios de cinéma frileux de subir un procès – lisez donc l’origine de cette mention, ubuesque, et puante – versent désormais dans la précaution juridique excessive de peur de perdre de l’argent. C’est absurde, c’est capitaliste.
Mais qu’est-ce qui explique que des individus, des artistes, aient internalisé un tel déni de la réalité derrière leurs œuvres, qu’on en vient à ne jamais vouloir dépasser l’horizon, de peur de ce qu’on pourrait y trouver derrière ? Est-ce un manque de recul sur les mécanismes inconscients – au sens des processus d’arrière-plan non-contrôlés façon respiration et clignements d’yeux, et non pas la cachette freudienne – qui nous animent et dans lesquels on baigne ? Est-ce une réponse calibrée pour la vente et la promotion, qui nécessite d’être aussi neutre que possible pour ne pas faire fuir des acheteuses potentielles ? Est-ce un espèce de retour à ce fantasme de produire simplement des choses belles, d’une beauté qui s’explique d’elle-même ? Juste parce que, sans contexte, sans héritage, sans culture, sans économie de marché, sans humain, sans rien. Allons bon.
Pourtant je crois volontiers que l’équipe derrière le jeu a réellement grandi dans cette culture, et même que cette culture a une esthétique particulière qui mérite d’être réappropriée et exposée, dont acte. Il ne s’agit en aucun cas d’affirmer le contraire. Mais ce n’est pas que cela, ce n’est jamais que cela n’est-ce pas ? Lorsque Miguel Ortego dit qu’il a grandi avec ce genre de culture au quotidien, on comprend bien qu’il ne faut pas le prendre au pied de la lettre et que l’esthétique est tout juste une porte d’entrée, souvent repeinte en échappatoire dans des interviews pré-consommatoire de Culture, avec un grand C. Évidemment que ce n’est pas qu’une question de représentation de culture, avec un petit c. Il n’y a pas, il n’y a plus de bûchers devant les cathédrales dans le sud de l’Espagne, et Séville n’est pas une ville assiégée par des esprits encapuchonnés assoiffé d’âmes – encore que, durant la Semaine Sainte…
C’est donc évidemment la première chose que nous allons relever et que nous allons expliciter: Blasphemous, au-delà de la carte postale baroque et l’esthétique gore, est une critique féroce de l’Église catholique. En ce sens, le jeu s’inscrit dans une conversation longue de plusieurs siècles, et j’irai même jusqu’à dire que c’est le meilleur exemple que le medium a offert ces dernières années pour rejoindre les intertextualités des courants artistiques. Nous avons là, enfin, un jeu qui dépasse entièrement, complètement, ses mots-clés de référencement jusqu’à n’en faire qu’une toile de fond pour incarner – jusqu’au cœur, donc – son propos. Metroidvania, peut-être. Soulslike, assurément. Ces mots enferment, et se regardent le nombril. Je préfère franchir l’horizon et parler de tout le reste, de tout ce qui n’est apparemment pas suffisamment vendeur pour mériter quelques secondes dans un pitch sur un plateau d’E3. C’est pourtant à mes yeux, des mots autrement plus intéressants et si je les avais entendus nul doute que le jeu m’aurait tout autant, voire plus, intéressé. Introspectif, oui. Catholique, aussi, de par sa culture. Anti-catholique, du coup, de par sa nature non-assumée.
II.
Évacuons en deuxième instance les mots-clés, à l’image de l’introduction du jeu. La première rencontre que l’on fait nous met nez à nez avec un ennemi imposant, qui fait quatre fois notre taille. Derrière lui, une longue ligne droite qui bifurque et part vers le haut, et vers le bas, ouvrant la carte du monde, comme il se doit dans le genre. Mais ces genres, deux en l’occurrence, le jeu les affleure à peine. Il s’en contente mais ne s’en enorgueillit guère.
Pourquoi un metroidvania ? Pourquoi un soulslike ? Parce que ce sont des formats qui permettent de faire émerger au mieux deux thèmes majeurs du jeu:
- la permanence d’un monde à l’arrêt, et qui pourtant avance malgré nous, au fil de nos incarnations
- la grandeur écrasante, oppressante d’une religion organisée qui cherche à vaincre par catalepsie.
Ces thèmes-là s’expriment par-delà leurs structures. Le piège, dans lequel beaucoup de jeux tombent, consiste à s’enfermer dans ces formats, à en explorer la moindre ramification, ce qui donne une proposition ludique complexe mais fermement, terriblement hermétique au monde extérieur, à la joueuse et à ce qu’elle peut apporter dans tout ça. C’est, par exemple, penser un metroidvania comme une simple succession de couloirs et de zones à traverser, en fétichisant les mouvements ou les secrets en dépit du monde lui-même ou sa traversée ; ou réduire une expérience soulslike en une accumulation d’affrontements rigoureux et de paysages grandiloquents en ignorant la corporalité de l’avatar contrôlé, le matérialisme des inputs, la misère d’être petit dans un monde de grands.
Dans Blasphemous, l’idée, souvent centrale dans les soulslike, de n’être qu’une itération parmi des centaines, est évacué dès le premier couloir du jeu. On se réveille au milieu d’une monticule de cadavres qui nous ressemblent, toutes et tous portant le capirote – ou bien sont-ce des coroza, des caroches ? Le constat est le même, nous sommes anecdotiques, un parmi des centaines, ce n’est pas quelque chose de fondamentalement intéressant à observer.
Dans Hollow Knight, pour reprendre un autre dans le même genre, c’est un secret, comme souvent, un twist narratif, obtenu après avoir fait plusieurs quêtes optionnelles, comme si c’était quelque chose d’important, quelque chose qu’on devait mériter de savoir. On le sait déjà, plutôt – comme si on devait mériter de se le faire expliciter. Pourquoi ? Il ressort un sentiment de préciosité du contenu, distribué aux initiées seulement, aux plus téméraires, aux plus patientes. Ce n’est pas suffisant d’y passer de longues heures loin de toute réalité, encore faut-il courber l’échine devant un level design qui cache et brouille, pour que l’on sache et que l’on fouille. C’est la syntaxe et la grammaire du genre, paraît-il. Mais où sont les phrases ? Où est le texte, et surtout où est la marge pour annoter et commenter par-dessus ?
Le monde de Cvstodia n’est pas le metroidvania le plus complexe qu’il soit. Au contraire, l’exploration de l’architecture des niveaux n’est pas artificiellement morcelée et verrouillée derrière des améliorations de mouvement – il n’y a que deux nouveaux pouvoirs en tout et pour tout qui permettent d’accéder à des endroits auparavant inaccessibles. La découverte se fait naturellement, de par les pérégrinations et les pèlerinages, tant les nôtres que ceux des personnages qui habitent ce monde. Les voir avancer également dans la structure du monde en simples humains, sans pouvoirs ou compétences particulières, ancre les environnements et les humanise, quand bien même le sentiment d’être hors-du-monde nous entoure en permanence. Il y a une navigation fine entre ces deux pôles, la marche en long en large et le platforming austère d’un côté, et la grandeur et l’imagerie impressionnante (pour ne pas dire impressionniste) de ce qu’on traverse de l’autre. Mais d’aucuns diraient que le monde est parfois maladroitement conçu, avec des sauts sans prétention, avec des pièges qui tuent en un coup, avec des systèmes redondants, à l’instar des deux réseaux de téléportation qui se chevauchent. Nul doute qu’un meilleur design aurait unifié ça, rendu le tout plus propre, plus lisse, avec une syntaxe sans fautes.
Ce n’est pas non plus le soulslike le plus difficile qu’il soit. Ni le plus fidèle à la formule. Les coups n’ont aucun coût en ressources, si ce n’est le temps de l’animation, et la monnaie d’échange est juste ça, une monnaie, sans dilemme particulier. Mourir limite uniquement notre capacité à utiliser la magie, et non pas toute la progression de notre personnage, ce qui est moins stressant que dans les canons du genre. En dernier recours on peut récupérer toute notre magie en se confessant à l’une des nombreuses statues qui peuplent la carte, contre un maigre paiement, ce qui vide définitivement toute pression de rester en vie.
On pourrait aisément revoir la grammaire du jeu. Mais les marges qui bordent le texte généré sont généreuses, évocatrices, culturellement pleines de signifiés. C’est un monde à l’arrêt, abandonné, mais qui continue, et ne cesse de s’étendre par-delà l’imagination. Il nous est offert un aperçu à travers le vitrail, mais le reste est dehors, plus que dedans. Les êtres qui peuplent cet univers le connaissent mieux que nous, joueuses, et en parlent à notre avatar sans jamais reconnaître notre présence. Et en même temps, on sent qu’il reste même pour eux, entre eux, des choses inconnues, par-delà la foi et la pléthore d’histoires transmises dans les objets, dans les récits de miracle, les on-dits qui se murmurent derrière le cloître.
III.
J’admire le travail sincère, singulier et sans apologie dans l’exploration et l’application des thèmes religieux, catholiques. Qu’un boss reprenant la pose et le design de la Piéta de Michel-Ange s’appelle Ten Piedad, en espagnol dans le texte, et ne soit pas du tout traduit, trahissant son héritage hispanique jusque dans son patronyme, est évident. La religiosité espagnole a cette particularité, cette ferveur, cette appropriation du sacré, cette histoire, qu’on ne retrouve pas ailleurs. C’est le pays qui a vu naître la contre-réforme, les inquisitions, la répression féroce, la conquête des Amériques au nom de Dieu, la Couronne avant-garde de la Chrétienté et sa plus fervente porte-drapeau, jusque de l’autre côté de l’océan, avec les conséquences que l’on connaît.
L’or est présent partout, le sang aussi. Pour un peu, on pourrait voir dans les corps décharnés cloués au pilori qu’on rencontre ici et là une allusion aux populations massacrés par les conquistadors, par la volonté de la Couronne, proxy de Dieu. Ce ne sont finalement que de simples condamnées au bûcher, comme il y a pu en avoir des milliers à travers les siècles, mais la différence est fine, et surtout insignifiantes dans le décompte total. Dans une zone tout en bas de la carte, proche des abysses, des épaves de bateaux gisent par dizaines, hantés par des spectres qui surgissent du sol à l’infini et qui portent le morion, seul élément qui reste derrière eux une fois occis. Parmi ces caraques et caravelles desséchées, y en a-t-il une dénommée Santa María ou Pinta ? Partout où on regarde, l’imagerie renvoie au réel, et le réel nous renvoie derrière le rideau de l’imagination au service de la réinterprétation. Ce n’est pas Hollow Knight – pardon pour lui – ce n’est pas un pur produit éthéré qu’on aurait du mal à attacher à quoi que ce soit, sinon la volonté d’être mignon, mélancolique, atmosphérique. Des adjectifs écrits sur un tableau blanc lors d’une réunion pour évoquer des sentiments désincarnés.
Blasphemous invoque l’Histoire et convoque la mémoire, incarne l’essence d’une version particulière du catholicisme et provoque en la subvertissant à ses propres canons. Blasphemous semble dire : voyez les conséquences d’une foi aveugle, constatez le trauma, observez les corps décharnés, les âmes en peine. Jusqu’où irez-vous pour trouver une rédemption ? Pourquoi même l’idée d’une rédemption ? Pourquoi pas le blasphème, pourquoi pas la revanche, pourquoi pas le détachement total de cette dictature spirituelle ? Rien de bon ne peut jamais surgir de la religion organisée – et si vous pensez que des jolis vitraux, des pierres taillées et une histoire d’amour pour le genre humain justifient – ou excusent – la mort par millions, la honte jusque dans son for intérieur, l’enchaînement de l’esprit aux dogmes et le dénigrement de la chair, alors vous n’avez pas assez prêté attention.
La dernière fin du jeu, la plus cachée, la plus difficile à atteindre, est également la meilleure. Elle nous fait voyager jusque l’autre côté du Rêve, équivalent du paradis dans l’univers du jeu, pour rencontrer nos Créateurs, visages sans corps, autorités sans légitimité. Là, notre avatar fait le blasphème ultime, pour quelques secondes seulement. Après tout, ce n’est blasphème que pour celles qui y croient. Pour les autres, c’est une nouvelle affirmation du réel. C’est, comment dire, un coup d’épée bien placé pour faire tomber les tyrans qui en veulent à notre corps, à notre âme, à nos vies. Aucune pitié pour les marchands de piété.
La chair est au centre de tout. L’âme est suggérée, mais ce qui compte avant tout, c’est la chair. Celle de l’avatar, qui va jusqu’à se scarifier pour regagner du mana. Celle des boss, défigurée, brûlée, torturée, martyrisée, exploitée. Celle des ennemis, tour à tour bourreaux usant du fouet ou victimes attachées à leur statue qu’elles doivent porter en calvaire. On compte les os, on les ramasse, on les érige en reliques; on se verse du sang jusqu’à être rouge de peau; les larmes sont d’or et de joie, d’ores et déjà annonciatrices des motifs – ô combien chrétiens – de l’exaltation par la souffrance, de l’opulence dans la soumission.
IV.
Avec The Binding of Isaac, Blasphemous est un des rares jeux qui interprète la Bible et sa réception pour ce qu’elle est vraiment, au-delà des prétentions métaphysiques. C’est d’abord et surtout le livre de fantasy le plus distribué de tous les temps. Heroic d’une part, avec ses héros solitaires bravant l’adversité, ses anges affrontant des dragons, ses quêtes pour sauver le monde ; dark, d’autre part, avec son dieu vengeur et tortionnaire, ses personnages en proie aux sentiments les plus sombres, ses possessions démoniaques et ses malédictions, ses prophéties macabres et mortifères.
Le monde de Cvstodia est, à l’image des donjons d’Isaac, une expression littérale des conséquences d’une lecture non-filtrée des mythes chrétiens. On nous explique qu’un Miracle, force suprême, s’est manifesté pour traduire dans le réel les souhaits et les vœux pieux des habitantes. C’est souvent la pire interprétation qui émerge, transformant les individus en horreurs véritables, sanguinolentes, grotesques, trahies dans leur chair et dans leur conviction. Simple transposition de leur for intérieure, nous dit-on ; ces êtres sont déjà pleins à ras-bord de culpabilité, de dévotion et de terreur, et le Miracle ne fait que prendre ce qui existe déjà et le matérialiser pour exposer en plein jour les âmes en peine. Mais comment imaginer une autre voie lorsqu’on est bercée – assommée, même – par les histoires de Lot, d’Abel et de Cain, de la concubine découpée en 12 morceaux ou du Livre de la Révélation tout entier ?
La boucle est vite expliquée, justifiée, pour rester sous l’horizon. Le Miracle est en fait une force vicieuse, corrompue, de même que la figure papale qui la représente ici-bas. Nous incarnons un Pénitent qui a vu à travers cette moquerie caricaturale de la religion, et qui veut rétablir la vérité, l’authentique dévotion. Ainsi ce n’est pas un jeu anti-chrétien, vous voyez, c’est à la limite une dénonciation de la religion organisée et du dogme, mais vraiment si vous plissez bien les yeux et cherchez la petite bête. L’honneur est sauf, seuls restent l’esthétique en surcouche et le symbolisme creux. Partout dans le monde, les joueuses peuvent aborder le titre sereinement, conscientes qu’il ne remettra pas en question leur croyance ou les offenser, comble de l’ironie pour un jeu qui s’appelle, j’insiste, Blasphemous.
Pourquoi penser qu’il y a une différence ? Si il a pu exister auparavant des expressions de croyance qui n’étaient pas codifiées et instrumentalisées, on a depuis longtemps dépassé ce stade en ce qui concerne le christianisme, toutes branches confondues, et prétendre séparer les deux est illusoire. La forme ultime consistant à justement, précisément, confondre culture et religion, au point où on présente l’une pour l’autre, en faisant passer des codes et des symboles pour une simple façon de vivre, un ADN culturel comme le dit si bien Miguel Ortego. L’oppression ordinaire des esprits, comme l’inquisition, avance masquée.
Il est d’autant plus difficile de soutenir la thèse de l’œuvre dépolitisée, uniquement esthétique, et se présentant comme un simple témoignage culturel, lorsqu’on observe que le dialogue engagé par le jeu avec ses inspirations historiques et picturales est tout sauf accidentel. Cvstodia a beau être présentée comme une terre de fiction, ses recoins regorgent de références au réel qui réfutent et rejettent l’apolitique. Parmi elles, Goya émerge, à de nombreuses reprises. Et loin d’incorporer les portraits officiels de commande ou les natures mortes – qui entendons-nous bien, aurait aussi été un commentaire – Blasphemous converse avec les gravures satiriques et les peintures noires du peintre espagnol, c’est-à-dire ses œuvres les plus critiques sur, entre autres, l’Église et la guerre d’Espagne.
V.
Il y a d’abord son Saturne qui apparaît derrière les traits de ce personnage cloué à un olivier, Gemino. Prisonnier d’une statue de métal, il attend la mort par hypothermie sur un plateau enneigé. Si habituellement le tableau de Goya est inséré de plein pied dans des scènes évoquant au choix la folie, l’enfer, ou les relations de pouvoir, ici l’inclusion est plus subtile. Elle pourrait tout juste faire office de clin d’œil, littéralement et figurativement, car la moitié du visage seulement renvoie au tableau, caché dans l’armure fissurée. On voit à peine les cheveux, et un œil qui lorgne par-dehors. Pour compliquer le tout, le reste de la posture de Gemino renvoie à celle de Saint Sébastien, tel qu’il a été peint dans son martyre par des peintres comme Botticelli, Le Greco ou Il Sodoma. Au final, que comprendre de l’association des deux et la lecture qu’on peut en faire dans le cadre du jeu ?
D’abord, et il s’agit là de rattacher directement Blasphemous au réel, on peut rappeler que Saint Sébastien fut – selon la croyance chrétienne – victime des persécutions romaines, alors qu’il était lui-même centurion de l’armée et que son seul tort était d’avoir soutenu des camarades de rang dans leur foi et produit des miracles, avec une minuscule ; ensuite que le Saturne a, parmi d’autres lectures, une communément admise de l’État sacrifiant ses propres citoyens, comme a pu le faire l’Espagne lors de la guerre d’indépendance contre la France, un évènement que Goya a connu et a peint à de multiples reprises. Pour finir la conversation entre tous ces éléments, les informations données dans le jeu à propos de Gemino le dépeignent comme un condamné, probablement excommunié par les membres de l’Église de Cvstodia, dont il faisait partie. La description d’un objet dans le jeu directement rattaché à ce personnage raconte comment lui et de nombreux autres individus ont été enfermés vivants dans ces statues de métal et laissés dans le supplice du froid de la zone appelée, ô quelle poésie morbide, « Là où les oliviers dépérissent ».
La monstruosité dépeinte ici a deux niveaux d’intertextualité : dans l’univers du jeu lui-même, la présence de ces références extérieures permet d’expliciter le règne tyrannique des autorités religieuses qui surplombent les terres de Cvstodia. Autorités qui, à travers la figure du Miracle, des High Wills et de sa Sainteté Escobar, n’hésitent pas à sacrifier leurs membres pour des prétextes vagues et arbitraires. Ce qui nous renvoie en miroir à notre propre monde et à l’histoire sanglante du christianisme, institution qui sanctifie nombre de ses victimes pour se donner bonne conscience et construire une mythologie teintée de souffrance, d’exécutions et d’injustice.
En adoptant la posture de Saint Sébastien, Gemino devient porte-étendard désespéré de son monde ; en affichant le visage du Saturne, il devient passerelle de folie vers le nôtre.
Voudrait-on passer outre ce personnage et le considérer comme un simple clin d’œil somme toute innocent qu’on tomberait sur le suivant, et le suivant, et le suivant, jusqu’à ce que l’accumulation finisse par convaincre même les plus réfractaires aux commentaires historico-culturo-politiques. En continuant de gravir la montagne enneigée, là où les oliviers dépérissent, on finit par arriver au Couvent de Notre-Dame au Visage Calciné. Pour intégrer cet ordre particulier, les sœurs doivent au préalable se brûler le visage et cacher la peau intacte derrière un masque dorée, à l’image du boss de la zone, la Dame susnommée. Tout cela a déjà de quoi faire frissonner en l’état, mais lorsque l’artbook du jeu nous apprend que la dame fut créée en référence à une nonne qui s’est versée de l’huile bouillante pour échapper à un mariage forcé et une tentative de viol, le frisson devient horreur.
De quelle culture Ortego parle-t-il avec ce personnage et cet environnement ? On ne peut imaginer que ce soit pour louer ou réhabiliter ce passé, ces actes, ces sentiments. Et si l’équipe se borne à voir tout ça comme du decorum, il est de notre devoir d’en soulever les voiles pour constater l’immonde de ce monde si loin, mais si proche d’ici-bas. Cvstodia abonde en horreurs, en pitié, en compassion, pour des âmes torturées, sous le joug des autorités religieuses.
Il n’y a pas un tableau, pas un personnage, pas une scène dans tout le jeu qui ne montre pas les méfaits du Miracle – du catholicisme, de la chrétienté, de la religion organisée tout court. Partout où l’on observe, du sang, de la torture, de la soumission.
Un archevêque se fait soulever sur une scène pourpre, drapé de pierres précieuses et couronné d’or, pendant que les malades souffrent en silence dans un hospice. Il est déjà mort au moment où le combat commence, et les malades le seront aussi, bientôt.
Un bébé pleure, sa mère a été condamnée au bûcher. Celle-ci implore, avant de brûler, qu’on tresse une statue d’elle en osier pour la remplacer et apaiser le bébé. Elle est morte, et le bébé, seul.
Une femme demande au Miracle de prendre toutes les peines du monde et de les transférer sur son corps pour épargner les autres. Elle vit perpétuellement dans la souffrance et n’a même pas droit à la résurrection comme un certain autre personnage important de la religion chrétienne. Ses cris de douleur portent tellement loin que son martyr est bientôt connu de toutes et tous. Quelqu’un nous demande de l’épargner car elle est le symbole d’une compassion absolue, et une sainte. Ma compassion fut d’acier, ce fut assez.
VI.
Stop, ou encore ? Combien d’exemples encore de la culture chrétienne, montrée sous un jour aussi valorisant, peut-on encore lister dans le jeu ?
Continuons, continuons. Jocinero, le chérubin qui nous demande de trouver ses frères disséminés dans la région de Cvstodia, apparaît dans le revers onirique d’un immense tableau qui prend à lui tout seul une salle entière d’une zone muséale, rempli de statues, tableaux et autres objets d’art. Côté pile, une toile composée d’un taureau qui nous regarde de face, avec la pleine lune derrière lui. L’animal est entouré de chérubins. On comprend, à un niveau ludique, qu’il s’agit du lieu, et peut-être du personnage, associé à la quête des petits anges trouvés ici et là.
Il y a un deuxième niveau cependant, celui qui renvoie encore et toujours à la critique de la religion. Pour cela, il faut entrer dans le tableau. Là, en lieu et place du taureau, se tient Jocinero, le corps ensanglanté. Il vient d’émerger de la carcasse de la bête, qui est coupée en deux, de part et d’autre du personnage. Les morceaux sont disposés de telle façon qu’on les méprendrait pour les ailes sanguinolentes de l’ange.
La disposition n’est pas anodine. Elle renvoie au tableau Figure with Meat de Francis Bacon, et ce simple renvoi enclenche la machine à remonter le temps et l’art. Blasphemous reprend le tableau du peintre anglais, tout comme Bacon avait fait en 1954 en reprenant le tableau de Velásquez, le Portrait d’Innocent X, peint en 1650.
Par trois fois le pape est peint, et si les deux premières toiles ont été longuement étudiées et commentées, celle de Blasphemous attend encore son interprétation. Je me prêterai à l’exercice, n’en déplaise à Ortego.
La peinture originale montre le pape en pleine autorité ; le regard est inquisiteur, les couleurs sont chaudes mais il n’y a pas l’ombre d’un sourire. Bacon retourne les codes du portrait et en fait une vision horrifique, afin de montrer le glauque et le morbide qui entoure la religion catholique et ses précepteurs, notamment Innocent X à l’époque. Blasphemous achève l’inversion en remplaçant le pape par un chérubin, figure traditionnellement associée à l’innocence et la joie. Celui-ci est recouvert de sang, et son masque d’or est pour le moins sinistre, une aura renforcée par les carcasses du taureau. Ce chérubin-là est tout sauf éthéré. Sa chair nue qui occupe le centre de la toile, la chair de l’animal derrière lui, le sang qui coule, l’inscrivent dans le matérialisme le plus concret. Nul ciel, nul paradis ici. La terre est noire et souillée du dépeçage. Est-ce par automatisme ludique qu’on s’en va chercher ses frères ou par crainte de ce qu’il pourrait nous infliger ?
VII.
Le jeu est fait de la même substance que les Caprichos, ces gravures mi-satiriques, mi-fantastiques qui critiquaient la société contemporaine du peintre. L’aquatinte et l’eau-forte sont remplacées par un pixel art grotesque, et des animations hachées, taillées pour des exécutions tout aussi bouchères. Au détour de l’incipit du jeu, la gravure numéro 43 refait surface. Intitulée « Le sommeil de la raison engendre des monstres », elle est le leitmotiv constant de l’univers. Le monde de Blasphemous est un monde qui a perdu la raison et qui a créé ses propres monstres. Notre rôle en tant que Pénitent est de les occire, un par un, jusqu’au plus grand d’entre eux, le Miracle lui-même et ses incarnations terrestres. Notre blasphème est la continuité de ce que Goya a pu faire à travers ses œuvres, dans ses critiques de l’Inquisition et du fanatisme religieux, des riches, ou de la guerre.
Il est affligeant de constater que si les contemporains du peintre étaient parfaitement au fait de son intention lors de la déclaration de mise en vente et de tirages des gravures, et voyaient clair dans ses critiques – fussent-elles cachées derrière des titres approximatifs qui ne visaient personne en particulier, ou un arrangement désordonné des thèmes et des motifs au sein de la collection pour brouiller les pistes – nous sommes apparemment, parfaitement incapables de déceler tout cela lorsqu’une œuvre telle que Blasphemous nous tombe entre les mains. On est pourtant loin d’avoir là quelque chose agencée de manière volontairement obscure pour échapper à la menace d’une Inquisition, menace réelle à laquelle Goya dût se confronter à de nombreuses reprises. Si on peut passer à côté des références à la culture locale de Séville, on ne peut pas passer à côté du reste. Et le reste fait froid dans le dos.
C’est finalement une question qui dépasse Blasphemous, mais que le jeu met très bien au premier plan : quel est l’intérêt d’avoir une grammaire vidéoludique riche, si c’est pour ne plus savoir lire le texte qui en découle ? Si la plupart des discussions portent sur des détails de sémantique de ce qui fait un bon ou un moins bon metroidvania, parce que celui-ci a raccourci le temps entre découvrir une nouvelle zone inatteignable et obtenir le pouvoir associé pour la traverser, ou que celui-là a un triple saut au lieu d’un double, avons-nous seulement dépassé le stade du manuel d’instruction ? Ils ont disparu des boîtes et logent désormais dans nos esprits.
De deux choses l’une : ou bien le Miracle a gagné, et nous sommes effectivement sous l’emprise d’institutions religieuses qui se substituent à la réalité et qui transforment les êtres en amas de chair incapables de discerner l’acquis culturel de l’inné politique, c’est l’option naïve d’Ortego – et je dis naïve parce qu’il existe l’option autrement plus plausible du discours marketing déjà discutée plus haut, en rasant de près avec Occam, ce qui expliquerait tout ce foin apolitique,
ou bien nous sommes plus bêtes que des contemporains de Goya qui comprenaient sans détour ses œuvres, tellement sans détour qu’ils n’hésitaient pas à les dénoncer à l’Inquisition, forçant le peintre à chercher refuge auprès du roi pour préserver les gravures, et c’est l’option le jeu vidéo n’est pas artistiquement immature, les gens qui y jouent le sont.
Des deux, je ne sais pas laquelle je crains le plus, et c’est peut-être ça, l’horreur indicible de Blasphemous.