Brothers: A Tale of Two Sons
Publié le 9 octobre 2015 dans les catégoriestextescritiquejv
Ce texte a été écrit il y a quelques années déjà. Il n'est peut-être plus représentatif de ce que je pense ou de ce que j'écris aujourd'hui, mais je le laisse publié à titre d'archive.
De par sa nature agglutinante et polymorphe, rassemblant en son sein des courants artistiques divers comme la musique, l’écriture, la photographie, le cinéma, la sculpture, le jeu vidéo peut faire office de catalyseur et attirer ainsi des individus extérieurs au domaine vidéo-ludique, et en particulier le cinéma, sur lequel nous nous concentrerons dans ce texte. Il sera difficile d’en dire autant sur le processus inverse. Si il devient de plus en plus courant pour les productions récentes d’incorporer des éléments et des personnalités du cinéma dans le jeu (The Last of Us, Until Dawn, le projet mort-né Silent Hills), on a encore de belles années devant nous avant d’observer un quelconque retour d’ascenseur et constater la présence d’un game designer ou d’un programmeur sur le plateau de tournage d’un film, par exemple (les productions dérivés et uniquement créées dans un but purement marketing étant exclues, notamment la prochaine merveille que sera le film Angry Birds annoncé pour 2016). De fait on ne s’étonne plus de voir le nom d’Ellen Page ou de Kevin Spacey à l’écran en lançant un jeu, ou d’entendre les voix d’Hayden Panettiere ou Sean Bean mais il est à peu près certain que les poules auront des dents lorsqu’on pourra lire sur grand écran « avec la participation de Jonathan Blow » (le connaissant, il n’en aurait que faire de toute façon) ou autre David Cage, et on sait à quel point ce dernier brûlerait d’envie que cette utopie se réalise.
C’est qu’au fond, le jeu vidéo moderne se morfond encore et toujours, plus que jamais, dans ce complexe d’infériorité envers son confrère d’images qui le hante depuis quelques années déjà ; en empruntant ses codes, ses personnalités, peut-être parviendra-t-il lui emprunter un peu de sa gloire, de sa réputation ? Mais c’est une démarche à sens unique, une impasse vouée à l’échec : le grand frère qu’est le cinéma ne regarde jamais ou trop peu son petit frère vidéo-ludique, et si il le fait, c’est avec une certaine condescendance, mais sans jamais essayer de le comprendre (en témoigne toutes les adaptations ratées de jeux vidéo au grand écran). Et c’est bien ainsi, non ? On se plaint souvent de ne pas encore avoir de Citizen Kane du jeu vidéo. Mais posons-nous la question autrement : avons-nous un Braid du cinéma ? Avons-nous un film qui procure le même frisson qui nous traverse que lorsque l’on rencontre le premier colosse dans Shadow of the Colossus ? Avons-nous un film qui soulève une sensation de délivrance physique aussi intense que celle ressentie devant la fin de Super Hexagon ?
La réponse, si il y en a une, est à chercher ailleurs, loin des comparaisons et des tentatives louables, mais certainement teintées d’envie, de recopier ce qui marche, ce qui attire les individus dans les salles sombres. Au milieu de tout cela, Brothers : A Tale of Two Sons s’immisce dans la faille de ces jeux qui ont frappé à la porte du cinéma, une fois de plus. Mais cette fois-ci, l’œuvre est allée plus loin. Elle a fait appel à un véritable réalisateur suédois du nom de Josef Fares pour diriger l’ensemble, et cela se ressent tout au long de l’histoire, tout au long du jeu.
Cela passe d’abord par la façon dont la caméra bouge, comment les décors et la photographie sont exploités pour exposer les panoramas. En résulte des séquences de jeu où on prend conscience que celui qui est derrière la caméra est externe au monde vidéo-ludique ; plutôt, il vient du monde du grand écran, et de fait a essayé d’insuffler sa vision très cinématographiques des choses pour cette histoire. Dans un jeu normal, lorsque viendrait une phase d’escalade le long d’un bord de falaise escarpé, la caméra se positionnerait de sorte à ce que le joueur puisse voir d’où il vient, et où il va, avec au milieu de l’écran le personnage principal. Dans un contexte vidéo-ludique, le joueur est maître, il doit avoir toutes les cartes en main. Pensez Uncharted, Tomb Raider. Dans Brothers, le joueur est un accompagnant : la caméra pivote lentement au rythme de sa progression sur la paroi, avant de basculer et d’effectuer un panorama en plongé afin d’observer la vallée en bas. Les séquences dites cartes postales sont ainsi nombreuses tout au long du voyage pour aller récupérer cet antidote. On sent le travail qui a été effectué sur la photographie, le jeu de lumières, la modélisation des environnements. Tout cela est très cinématique, afin de renforcer l’expérience, d’avoir l’impression d’effectuer un périple par-delà monts et vallées.
En compagnie de deux frères, en quête de ce remède pour soigner leur père gravement malade, le joueur découvre un monde vidéo-ludique tel qu’imaginé par un réalisateur externe. Il y aura des niveaux, sous forme d’environnements différents, quelques passages qu’on pourrait considérer comme des phases de boss, deux trois énigmes qui mettent à profit l’interaction entre les deux frères et leur monde, et surtout beaucoup, beaucoup, d’ambiance, à travers les nombreuses saynètes. Ici, le grand frère essaiera en vain de demander le chemin au guetteur du pont ; le petit frère optera plutôt pour un grand seau d’eau froide afin de réveiller l’homme endormi. Là, le grand frère soufflera dans l’immense corne de brume, au milieu d’un champ de bataille surréel ; le petit frère échouera à l’imiter, faute de souffle. C’est à travers ces deux personnages que le jeu, devenu cinéma, redevient jeu à nouveau. Josef Fares aurait pu emprunter la voie de Vander Caballero, et ne faire du jeu qu’un grossier squelette pour poser sa chair dessus. Mais le réalisateur suédois a compris que le jeu vidéo, c’est avant tout des idées et leur exécution à travers un concept qui associe le joueur, l’image et le mouvement. Plus qu’un simple squelette, Brothers a de la consistance, et surtout une âme, pleine d’émotions à communiquer aux joueurs.
L’idée au centre de Brothers : A Tale of Two Sons, c’est de jouer à un jeu de coopération seul. Fares était catégorique et intraitable sur ce point ; c’est d’être deux, tout en n’étant qu’un. Pour donner vie à ce concept, l’œuvre fracture la manette et la sépare en deux entités. Un joystick contrôle le grand frère, et l’autre le petit. Simultanément. Et voilà que le jeu s’enclenche. Oubliez les panoramas, la caméra en plongée, la vision d’auteur. Les cinq premières minutes sont purement tactiles. Il s’agit de se réapproprier à nouveau cette manette entre nos doigts, un élément si familier et pourtant si étranger à présent. C’est la redécouverte de l’interactivité en binôme. Il faudra quelques moments de concentration pour oublier que le joystick droit, d’habitude associé au contrôle de la caméra, est désormais maître des mouvements d’un personnage, d’un être humain. C’est pour cela que la vision cinématographique de Brothers devient pertinente : quand nos deux pouces s’évertuent à ne pas confondre la droite et la gauche, le grand frère du petit, Josef Fares nous soulage du travail supplémentaire de diriger le point de vue, et s’en occupe pour nous. Le jeu devient cinéma, pour mieux redevenir jeu.
A partir de cette idée simple, jouer à deux en étant seul, se développe une relation particulière entre le pouce droit et le pouce gauche. Voilà le premier qui fait la courte échelle avec l’autre, puis qui lui ouvre la porte un peu plus loin. A l’écran, les deux frères interagissent, continuent de développer cette relation et translatent nos mouvements. Il y a une sensation étrange passé le premier quart d’heure d’accoutumance, celle de devoir penser en divisant notre attention de manière égale, un peu comme si chaque hémisphère contrôlait un joystick, un frère. Là où le jeu réussit à être jeu, c’est que le tout finit par devenir naturel, automatique, au point même de pouvoir intervertir la position des deux frères à l’écran pour ne pas copier systématiquement leur configuration sur la manette. Le joystick droit à gauche, et le gauche à droite. On retrouve la même sensation en jouant à Memrrtiks Suashem (Terry Cavanagh, 2010), BIT.TRIP CORE (Gaijin Games, 2009) ou bien encore tout bon shmup à tendance bullet hell (pléonastique ?). Il y a une telle relation symbiotique entre nos mains, l’appareil posé dessus et ce qui se déroule à l’écran qu’on ne peut que féliciter Josef Fares d’avoir choisi le medium vidéoludique pour retranscrire cette histoire qu’il voulait raconter. Il a compris que seul le jeu vidéo pouvait apporter la dimension supplémentaire de l’interactivité et de cet échange permanent, silencieux, intrinsèque avec la manette, pour donner vie à son conte macabre. Contrairement à tous les autres individus venant du monde du cinéma pour venir se diluer dans le monde du jeu vidéo mais sans en comprendre les spécificités, Fares s’est associé aux studios Starbreeze pour créer une œuvre unique, propre au medium. Impossible de retranscrire Brothers au cinéma. Tout au plus aurions-nous des beaux plans, esthétiques, évocateurs, ainsi qu’une atmosphère particulière, mais il manquerait l’essentiel : la transmission du thème à travers les mécaniques de jeu.
Que ce soit à travers le binôme des frères, la relation à leur mère et leur père, le couple d’ogre ou bien encore la maman tortue qui appelle ses petits, il est question dans Brothers d’union et de désunion. L’union dans la vie, la vie dans l’union. Dans ce voyage initiatique à travers un monde aux allures de contes de fées, vaste territoire mystérieux, l’absence et la mort se ressentent partout. Face à elles, l’union est primordiale ; c’est en joignant leurs efforts que les deux frères pourront surmonter les obstacles, qu’ils soient physiques ou psychologiques. Ensemble, ils ne font qu’un. Et c’est là qu’est la finesse de la vision de Fares, dans ce postulat de départ qui ne voulait absolument pas d’un jeu de coopération à deux. A deux, chacun se retrouve individualisé, chacun a son frère attitré, et l’impact s’en retrouve amoindrie. Tout seul, les frères deviennent une entité difficilement séparable, une fratrie au singulier. Toute action de l’un se répercute sur l’autre. Ils ont besoin de l’autre, au sens littéral, lorsque certains endroits sont inaccessibles à l’un ou bien lorsque l’autre, beaucoup plus lourd, peut servir de poids pour activer un mécanisme. De concert, ils vont défier les montagnes, les ravins et autres océans gelés. A l’image de la célèbre phrase de Jean-Claude Van Damne, 1+1=1, ils agissent ensemble et finissent même par fusionner à un moment précis du jeu pour incarner une créature censée effrayer un clan tribal, au paroxysme de leur collaboration.
Le monde qu’ils habitent cherchent à les séparer, pourtant. Les constructions, les bâtiments, les aléas du terrain, les étranges créatures qui peuplent les bois, tous veulent désunir cette entité composée des deux frères et vous. La désunion signifie la mort, la mort est une désunion des âmes. Mis à part quelques séquences que certains jugeront inappropriées car trop légères par rapport à l’ensemble, cet ensemble en question tourne autour de ce noyau inébranlable, le grand frère, le petit frère et vous au milieu, qui les relie et les maintient ensemble. Une séquence en particulier où les deux personnages se sont attachés à une corde de sécurité pour grimper une falaise explicite particulièrement bien le thème de l’union.
Survient alors le dénouement, et son utilisation intelligente du thème à travers la mécanique de jeu. En révéler plus ruinerait l’expérience du jeu mais on peut toutefois évoquer que, contrairement à beaucoup de jeux lorgnant vers le cinéma, la fin de Brothers n’est ni une fin purement narrative, ni cinématographique, mais une fin belle et bien principalement ludique, ancrée dans les mécanismes et les réflexes du joueur instaurés tout au long de l’expérience. Grâce à cette fin, l’œuvre s’inscrit ainsi durablement dans la lignée des jeux qui ont saisi la portée et l’importance de l’échange permanent qui s’effectue entre le joueur, la machine et l’écran, à l’instar de Don’t Look Back ou Bioshock. A défaut d’être jouable à nouveau, il est certain que l’aventure restera gravée dans la mémoire, au milieu des deux hémisphères.