Super Mario Galaxy
Publié le 8 novembre 2016 dans les catégoriestextescritiquejv
Un jeu développé et édité par Nintendo, sorti en 2007.
1.
Dans The Curious Case of Benjamin Button (David Fincher, 2009), il y a un personnage dénommé Mr Daws. Il apparaît régulièrement pour raconter à Benjamin comment la foudre l’a frappé sept fois tout au long de sa vie. A chaque fois que les deux hommes se rencontrent, le pensionnaire de la maison de retraite radote et mentionne ce fait remarquable, avant de détailler une des sept frappes. Benjamin, en réponse, ne dit rien et se contente de sourire. Durant la dernière scène de cette série de moments décalés et humoristiques, Mr Daws (qui n’aura pas décrit les sept frappes du reste) va au-delà du comique de répétition et explique que malgré son état de santé général et sa mémoire défaillante il est heureux d’être en vie. Dans le monologue final de Benjamin qui conclut le film, on peut voir une dernière fois un clip de Mr Daws en train d’être foudroyé, dans un ultime souvenir.
Par moments, et surtout en ce moment, Nintendo me fait un peu penser à Mr Daws. Cette image est particulièrement vivace dès lors que l’entreprise annonce une nouvelle entrée dans la franchise des Super Mario Bros. On sent la volonté — masochiste peut-être, nostalgique assurément — de se faire frapper par un éclair de génie, tout comme cela s’était produit en 1996 pour Super Mario 64.
L’attachement — ou devrais-je dire l’obsession — de Nintendo pour cet opus va plus loin qu’on ne pourrait le croire. Il passe par un révisionnisme parfois surprenant dans l’historique des aventures du plombier iconique.
Prenez l’introduction de Super Mario Galaxy par exemple. Nous sommes en 2007, durant la conférence de l’E3 organisée à Santa Monica. Reggie Fils-Aimé, dont on peut légitimement penser que les mots sont représentatifs de la firme, ou tout au moins de sa branche nord-américaine, décrit le jeu en ces termes:
While every Mario game is a classic, in one sense, [Super Mario Galaxy] is the first worthy successor of Super Mario 64.
“Même si tous les jeux Mario sont des classiques, dans un sens, Super Mario Galaxy est le premier vrai successeur de Super Mario 64”.
Les implications de cette citation vont au-delà de la dimension marketing et promotionnelle sous-jacente. Remarquez l’enchaînement des deux adjectifs premier et vrai derrière successeur. Interrogez-vous devant l’emploi de ce mot même. Notez enfin que le jeu auquel on revient après toutes ces années est Super Mario 64, et non pas Super Mario Sunshine, sorti pourtant en 2002, soit l’entrée la plus proche lorsque Galaxy arrive sur le marché cette année-là.
2.
Super Mario 64 était un éclair de génie. C’est incontestable, et plus les années passent, plus les discussions reviennent sur les mêmes sujets: comment le titre a permis de façonner la structure et la grammaire même de ce que devait être un platformer en 3D; comment sa gestion de la caméra et la non-linéarité des niveaux — mais également du centre de sélection de ceux-ci — a inspiré des centaines de développeurs; comment des séries comme Kingdom Hearts, Banjo-Kazooie ou même Grand Theft Auto ont toute une dette envers ce titre.
Super Mario 64 était un éclair de génie, et on comprend tout à fait pourquoi quelqu’un comme Reggie Fils-Aimé voudrait, au moment de légitimer l’arrivée de Galaxy, brandir le paratonnerre pour capter à nouveau de cette foudre-là. C’est comme mentionner qu’un film a été fait par les producteurs d’un autre; c’est de bonne guerre, c’est du marketing. En revanche, on a un peu plus de mal à comprendre pourquoi Sunshine devrait — poliment mais fermement — essuyer les plâtres de la campagne de publicité et se faire reléguer en arrière-plan. N’était-ce pas un Mario 3D majeur, dans la série des Super Mario Bros.? N’était-ce pas le Mario 3D de la GameCube, à l’instar de Mario 64 pour la Nintendo 64 et Galaxy pour la Wii ?
En vérité, si Sunshine est sacrifié sur l’autel de la postérité, c’est moins pour ses (non)qualités intrinsèques que pour la cohérence de la série au fil des générations. Grandir avec la trame historique de Mario en 3D, semble nous dire Nintendo en 2007, c’est passer de Mario 64, à Galaxy. Ha, on aimerait bien. En vérité, c’est un peu plus compliqué que cela. Grandir avec Mario ressemble plus à du polyamour qu’à de la monogamie. Il faut être capable de supporter les intrusions des autres partenaires pas forcément désirés (Yoshi, Wario, les bébés Mario et Luigi); passée la lune de miel, il faut consentir à investir dans le tennis, le golf, la course de karts ou le jeu d’ambiance; il faut enfin être capable de grandir tous ensemble au même rythme, avec le même but et les mêmes capacités, sous peine de se sentir en trop dans la relation.
Cela fait quelques années désormais que je me sens en trop dans la relation avec Mario, et avec Nintendo tout court. Depuis le lancement de la Wii, l’entreprise a les yeux fixées sur quelqu’un d’autre que moi, soit un public jeune et nouveau, ou à l’inverse une audience plus âgée et réfractaire. Non pas que je désapprouve la philosophie à l’oeuvre: faire découvrir le jeu vidéo au plus de monde possible, et les convertir au medium du siècle, c’est s’inscrire dans une démarche culturelle d’ouverture, de partage, d’inclusivité, autant de choses qui manque parfois cruellement dans ce domaine. Néanmoins, je déplore l’exécution à travers l’exploitation de la Wii et consorts et l’appauvrissement général du game design des jeux sortis sur cette console.
A ce titre, Galaxy est un testament de ce qu’aurait pu être Galaxy s’il n’était pas sorti sur Wii. C’est une copie abâtardie d’un jeu, d’un concept, qui souffre des limitations physiques de la console d’un côté, et de la philosophie inclusive que Nintendo s’est efforcée de coller à cette plateforme de l’autre.
3.
Galaxy n’est pas Mario 64, n’en déplaise à Reggie Fils-Aimé. Plus surprenant encore, Galaxy est indubitablement plus proche de Sunshine que de n’importe quel autre titre dans la saga. Ça commence tout d’abord dans les crédits, où l’on s’aperçoit que les deux jeux ont été dirigés un même homme, Yoshiaki Koizumi. Puis dans la volonté de créer un scénario, famélique hélas, pour un genre de jeux qui se dispensent volontiers de cet artifice. Enfin, comment ne pas apercevoir dans l’abstraction des niveaux sans J.E.T les prémices des environnements cosmiques de Galaxy, avec le vide comme plancher et la dextérité comme seule arme ?
Mais avant toute chose, un Mario en 3D est avant tout une exploitation de la manette pour évoluer dans un environnement que beaucoup jugeaient (et jugent toujours, en fonction de l’habitude) contre-intuitif. Mario 64 a été conçu en ayant le stick analogique de la console en tête; Miyamoto visualisait et adaptait directement les mouvements de Mario manette en main. Sunshine a mis en avant l’utilisation des deux gâchettes analogiques L et R de la manette GameCube et leur capacité à être enclenchée soit un petit peu, soit à fond, ce qui donnait différents résultats avec J.E.T.
Quid de Galaxy ? Pour récolter les fragments d’étoiles il faut pointer la télécommande Wii vers l’écran, et tournoyer en l’air pour avoir un petit peu de manœuvre aérienne demande de l’agiter frénétiquement. Ces deux mouvements — et par extension, mécanismes de jeu — sont symptomatiques du problème central de Galaxy: c’est un jeu sorti sur Wii alors il faut nécessairement avoir des éléments qui montrent qu’on est bien sur cette console, même si rien en soi ne justifie leur existence et que ça a au contraire tendance à tirer le jeu vers le bas.
On peut tout à fait imaginer dans une galaxie alternative une version de ce jeu qui ne nécessiterait pas de secouer la manette à chaque fois qu’on veut utiliser un double saut, une version dans laquelle nous n’aurions pas à attendre la fin de l’animation du Luma dans notre tête, animation ô combien agaçante par son existence, qui nous rappelle constamment que nous sommes sur Wii, et que sur Wii on n’abuse pas des bonnes choses, qu’il faut toujours un petit délai avant de faire quoi que ce soit, sinon la manette va finir par provoquer un accident à force d’être secouée à l’infini. Une version de ce jeu où cette fonction serait tout simplement une double pression du bouton de saut, comme pour tous les autres jeux qui existent dans cet univers. Une version de ce jeu qui ne crée pas spécifiquement une unité à récolter au pointeur pour exploiter cette technologie et forcer le joueur à apprécier ce qui rend la Wii si unique par rapport aux autres plateformes. Chaque jeu Mario qui passe rend les pièces plus lasses: autrefois monnaie rare et précieuse pour quiconque essayer d’en récolter cent pour récupérer une vie, l’existence des pièces dorées dans les Mario se justifie de moins en moins. Dans Galaxy, cinquante fragments d’étoiles suffisent pour gagner une vie, et c’est également le seul moyen de débloquer les niveaux supplémentaires auprès des goinfres Luma, reléguant objectivement les pièces au rang d’antiquités à connotation nostalgique en place d’éléments de game design pertinents.
Galaxy est un jeu Wii, et en tant que tel il se doit d’être accessible. C’est le credo de la console, la justification de son existence, qui remonte même jusqu’à sa dénomination. Wii comme dans we, pour rassembler. Mais ce que Nintendo — et tous ceux qui cherchent à agrandir l’audience de ce médium — n’arrivent toujours pas à mettre en place, c’est la capacité de rassembler tout en dissociant les expériences. Car on ne joue pas tous de la même manières, ni à la même vitesse, et en prenant comme point de référence le nouveau public, on aliène le bagage vidéoludique des plus expérimentés. Un peu comme si on ne pouvait pas dépasser la voiture de ce jeune conducteur car c’est une ligne blanche continue. Super Mario Galaxy, c’est une ligne en pointillés qui n’arrive jamais, on ronge son frein et c’est terriblement frustrant.
4.
Il aurait été simple pourtant de corriger cela, avec par exemple la possibilité de passer toutes les phases d’apprentissage pour quiconque est déjà familier avec Mario, le genre de la plate-forme, la 3D ou les trois à la fois. Ou alors permettre aux joueurs et joueuses de ne plus jamais croiser ces lapins cosmiques jusqu’à la fin du jeu, et ainsi éviter leurs dialogues condescendants. C’est là la plus grande tare du jeu: il nous informe constamment sur ce qu’on sait déjà. Prenez Super Mario 64 par exemple. Parcourir le château permettait non seulement de s’exercer au maniement de Mario, mais également de comprendre la mécanique inhérente pour débloquer les nouveaux niveaux. Il y avait sur toutes les portes une étoile avec un nombre au milieu, et après avoir obtenu la première de ce genre dans le premier niveau, il n’était pas difficile de faire le lien avec les deux éléments: les étoiles servent à ouvrir les portes, et le nombre indique le nombre d’étoiles. Génial, pas de textes à l’écran, rien de que la déduction, on continue d’avancer.
Maintenant, prenez Galaxy. Plus précisément, prenez Galaxy après avoir obtenu une grande étoile, après avoir vaincu le boss d’un dôme. On a d’abord droit à une cinématique pour revenir sur la station, durant laquelle l’étoile va rejoindre le cœur du brasier, puis, en réponse, une nouvelle zone va s’éclairer et un chemin va se former pour y aller. Très bien. Mais ça ne s’arrête pas là. On assiste ensuite à un dialogue ubuesque entre Mario et Harmonie, où cette dernière va nous dire littéralement ce qu’on vient de voir à l’écran: tiens, la chambre est désormais accessible ! Mais ne viens-je pas de le voir deux secondes plus tôt dans l’animation ?
Ou alors prenez un des niveaux aquatiques sur l’île des pingouins. Après avoir nagé un petit moment pour explorer les fonds marins, on refait surface près du maître-nageur pingouin. Sa bulle de dialogue apparaît et nous dit “appuie sur A pour nager !”. Mais ne viens-je pas de passer cinq minutes déjà dans l’eau, à nager de manière instinctive en appuyant sur A ? Pourquoi me répète-t-il ce que le jeu m’a déjà appris dans les mécaniques et que j’ai d’ores et déjà assimilé par moi-même ?
Des moments comme ceux-ci, il y en a des dizaines, des centaines même !, dans Galaxy. En vérité, l’unité globale du jeu souffre terriblement de cette fracture constante qu’il y a entre les phases de jeu, et les phases de redites. De l’introduction aux transitions, en passant par les bulles de dialogues au sein même des niveaux, tout n’est que répétitions de connaissances déjà obtenues et perte de rythme constante. C’est un peu comme si le jeu avait peur qu’on oublie comment y jouer entre-temps, alors qu’on est sur Wii et qu’on joue à un Mario, ce qui signifie que physiquement et conceptuellement il n’y a — au maximum !— que trois boutons à retenir: le bouton de saut, le bouton de la caméra, et le bouton pour allonger le saut. Rien de plus ! Pourquoi alors cette répétition constante, ce sentiment de jouer à un tutoriel de douze heures entrecoupés de quelques sessions de jeu ?
Chaque fin de niveau est une torture. Il y a d’abord le retour dans le dôme, ou directement vers Harmonie si vous n’avez pas de chance — car alors s’ensuivra un dialogue où elle ne fera que répéter ce qu’on a plus ou moins vu en arrivant. Ensuite un carton apparaît pour indiquer que vous avez obtenus une étoile. Un deuxième récapitule le nombre de pièces collectées. Un troisième transfère les fragments d’étoiles au total déjà obtenu. Un quatrième vous demande si vous voulez sauvegarder. Ensuite vous devez pointer le curseur vers le grappin bleu pour entrer à nouveau dans le menu de sélection des galaxies. Vous devez en choisir une et vous propulser. Une animation de Mario qui se fait propulser se lance. Ensuite vient l’écran de sélection de la mission à proprement parler dans la galaxie choisie. Ensuite une présentation de la galaxie et de l’endroit en particulier qui vous intéresse pour la mission. Et finalement, après une dernière animation de voyage interstellaire, vous pouvez à nouveau jouer et reprendre vos aventures.
Tout ça dure entre quarante secondes et une minute, et vous allez devoir le refaire à chaque fois pour chaque étoile du jeu. Au total c’est plus d’une heure et demie de navigation dans les menus et de pressions sur le bouton A pour faire défiler tous les cartons et toutes les confirmations et toutes les bulles de dialogue d’Harmonie. Qui en veut ? Qui en a besoin ? J’ai du mal à croire que même les plus néophytes aient besoin de cet accompagnement constant, à la limite de l’irrespect. Quant aux autres, ferment-ils les yeux par habitude nostalgique, par soumission docile, ou par indulgence naïve envers le médium ? Quelle que soit la réponse, elle n’est pas recevable, sachez-le.
5.
Sunshine avait commencé cette fragmentation en un million de petites choses à faire, et à refaire, jusqu’à la redondance, tout particulièrement dans les missions proposées. Que ce soit les pièces rouges, le clone de Mario ou le niveau limité dans le temps, on retrouve tous ces concepts à nouveau dans Galaxy avec les comètes farceuses. Le jeu sur GameCube avait été critiqué pour sa tendance à recycler les niveaux et gonfler artificiellement la durée de vie, mais bizarrement je n’ai pas retrouvé ces mêmes remarques vis-à-vis de l’opus sur Wii. C’est pourtant bel et bien le même plat que nous ressert Nintendo, avec en surplus des décisions de game design discutables: pourquoi doit-on payer pour enlever une comète et accéder aux missions normales derrière ? Pourquoi apparaissent-elles de manière aléatoire, ce qui fait qu’on n’a pas le choix quant aux défis proposés à un moment donné ? Pourquoi, au moment de payer, faut-il simplement appuyer sur “Oui” alors que tous les autres Lumas qui nous ont demandés des fragments d’étoiles nécessitaient d’être visés ?
D’une manière générale, j’ai la sensation que Galaxy s’inspire beaucoup des plus mauvais côtés de Sunshine (le recyclage, les tentatives forcées de créer une histoire) sans en prendre les bons (la difficulté de certaines missions). Et c’est plutôt logique si on suit la philosophie de Nintendo sur la Wii. On a là une console dont le but est de montrer que tout le monde — et l’emphase est sur cette dénomination, tout le monde — peut non seulement jouer à un jeu vidéo, mais aussi et surtout le finir. Partant de ce postulat, on comprend tout à fait l’existence des lapins cosmiques, des pingouins, des abeilles même !, ou de cette petite animation en bas à droite de l’écran qui nous montre comment agiter la télécommande Wii au moment d’utiliser une énième étoile de transport, alors que cela fait plus de quatre heures qu’on fait ce geste constamment pour maintenir Mario en l’air durant son saut.
On comprend également du reste la taille des niveaux, jamais suffisamment grands, pour éviter de se perdre ou de rester bloqué, mais toujours bien trop segmentés, pour donner la sensation de progression, alors qu’on se propulse d’étoiles en étoiles. Ce qui devait être à l’origine une récompense rare s’est transformée en transitions attendues générant de l’attente, toujours plus d’attente. On attend que l’animation de l’étoile s’arrête, que Mario ait fini de voler d’un endroit à l’autre, que le Luma ait fini sa transformation en étoile ou planète, ou bien que celui-ci ait gobé le demi-millier d’étoiles servies à la main, en pointant le curseur à l’écran. Ne pouvait-on pas faire cela automatiquement, d’une pression de bouton ? Si, bien sûr, ça s’appelle “nourrir le Luma qui fait disparaître les comètes farceuses”, et ça n’arrive que vers le dernier quart du jeu, lorsque celles-ci deviennent intrusives (et ne revenons pas à nouveau sur le paradoxe de présenter deux manières d’intéragir avec les Lumas dans un même jeu).
Galaxy est, finalement, un titre qui a peur de ses joueuses et joueurs. Non, c’est plus que cela. C’est un titre qui a peur de les laisser seuls cinq petites minutes, au risque de les perdre complètement, dans une expérience qui est déjà fragmentée pour durer plus ou moins cinq minutes à la fois. C’est terrible quand on y pense, presque triste. Tout l’émerveillement qu’on peut avoir en découvrant les planètes, la musique, les textures, la sensation de flotter dans l’espace, tout ça n’est rien à côté de l’abeille qui nous rappelle qu’il y a des méchants scarabées dans le coin, alors qu’on vient d’atterrir sur la planète après avoir lu la mission du jour sur l’écran de sélection. Le nom de cette mission ? Je vous le donne en mille, elle s’appelait “Il y a des méchants scarabées dans le coin”. Ou quelque chose du genre.