Year Walk
Publié le 12 juin 2015 dans les catégoriestextescritiquejv
Ce texte a été écrit il y a quelques années déjà. Il n'est peut-être plus représentatif de ce que je pense ou de ce que j'écris aujourd'hui, mais je le laisse publié à titre d'archive.
Plus les années passent et plus le jeu vidéo s’installe confortablement dans le fauteuil de sa nature et de ses conventions. Il prend ses aises et ménage le joueur, déroulant les conventions titre après titre. On appuie sur START pour commencer. Une scène qui aurait pu sortir d’un film s’enclenche et on pose la manette. On sait par habitude que la gâchette de droite servira pour tirer, ou que le bouton A permettra de sauter. Lorsque c’est à nous de jouer, on appuie presque sans y penser sur le stick gauche pour avancer et le stick droit pour diriger la caméra.
Toutes ces habitudes ne sont pas innées (regardez donc sur Youtube la série de vidéos de la chaîne REACT avec les aînés pour voir à quel point ce qu’on prend pour acquis est en fait tout à fait de l’ordre de l’apprentissage répété). Elles demandent du temps, de la familiarité, de la répétition. Elles constituent cette fierté mal placée de ceux qui se revendiquent gamers, excluant ainsi les curieux de passage et le public en général. Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas découvrir toute cette folie autour du jeu vidéo, mais quand le medium lui-même se veut aussi tyrannique dans son langage et sa grammaire, il est difficile de se sentir invités.
Year Walk ne tombe pas dans ce piège car il est porté par son propos, son objectif principal: la transmission du mythe et du folklore suédois à travers une expérience digitale et interactive.
On commence le jeu in media res, au cœur d’une forêt enneigée qui semble s’étendre à perte de vue. C’est le début du conte, celui qu’on raconte au coin du feu à ses enfants pour perpétuer la tradition du récit oral. Il était une fois, en des temps reculés, un jeune homme perdu dans les profondeurs d’une forêt en Suède. Il n’a pas de nom, il n’a pas de visage non plus. Il n’y a que le décor et l’ambiance sonore pour tisser une atmosphère troublante et mystérieuse, loin des mécaniques traditionnelles vidéo-ludiques. A l’écran, les icônes en haut à droite du menu sont discrètes et disparaissent rapidement pour se faire oublier. Avant d’être un jeu, Year Walk est une sensation, celle d’être perdu et isolé dans les bois. Chaque transition entre les panoramas renforce ce sentiment de s’enfoncer toujours plus loin dans l’inconnu. Droite, gauche, avant et arrière finissent par se confondre. On finit par se perdre. On essaie de se raccrocher à des structures familières. Ici, une charrette abandonnée. Là, un refuge temporaire. Qu’y a-t-il dedans ? D’un glissement de doigt ou d’une pression sur la flèche, nous voilà à l’intérieur, anxieux de ce qui nous attend, tapi dans l’ombre.
On retrouve dans Year Walk la volonté de mettre l’exploration et la découverte au centre de l’expérience de jeu, comme dans The Path, Starseed Pilgrim et Superbrothers: Sword & Sworcery EP. Tous ces jeux, avant d’être des constructions en niveaux, puzzles et statistiques dans des menus, sont avant tout des odes au réenchantement numérique à travers leurs univers si mystérieux. Ils n’attendent plus que d’être explorés, au-delà des conventions vidéoludiques. Avancer dans ces jeux tient plus du tâtonnement que de réflexes durement acquis à la sueur du front. Ce sont des jeux inévitablement affublés de la phrase “ce n’est pas pour tout le monde”.
Pourtant Year Walk est un jeu universel et intemporel. Il cherche à transmettre le mythe de l’Årsgång, une forme archaïque de divination suédoise pour avoir un aperçu de son propre futur, au péril de sa vie. Il retranscrit à l’écran les peurs des individus, des peurs qui n’ont toujours pas changé et qui continuent de peupler les cœurs. Le siècle n’est plus le même et la forme de transmission non plus, mais le propos est similaire. Les créatures fantastiques sont remises au goût du jour, tout en conservant la crainte qu’elles suscitaient autrefois. Skogsraet, l’esprit de la forêt, utilise la technique du son multicanal pour nous attirer dans son domaine au son de sa voix; ailleurs, le Backahasten, cet étrange cheval qu’on retrouve dans la rivière, a le corps d’un homme et porte un costume, ainsi qu’une cravate. Quand il lève les bras, comme pour nous offrir quelque chose, on a soudain l’image d’un banquier qui cherche à nous séduire, propre sur lui. C’est trop beau pour être vrai, et ce ne sont pas les images des quatre nourrissons morts qu’il exige qui vont nous dissuader du contraire.
On se retrouve ainsi plongé dans une version moderne du folklore suédois, avec une réactualisation des grandes figures mythologiques qui le peuple. Le jeu n’est jamais handicapant et n’empiète pas sur notre exploration de cet univers si étrange. Les commandes sont simples, la navigation fluide, les énigmes toujours naturelles. On peut à tout moment consulter les pages d’une encyclopédie intégrée pour en apprendre un peu plus et peut-être trouver un indice sur la marche à suivre. Il n’est nul question de réflexe. Pas besoin. Pas de statistiques. Pas besoin. Pas de dialogues superflus. Juste ce qu’il faut pour transmettre l’histoire.
Year Walk s’efface en tant que système vidéoludique pour mieux laisser parler son histoire, son atmosphère, son monde. Il ne s’agit pas d’appuyer sur des boutons ou d’attribuer des points de compétences. Il s’agit d’avancer dans la forêt et de se laisser bercer par les sons de nos pas qui s’enfoncent dans la neige et le bruit du vent à travers les branches. Sans même s’en rendre compte, on se retrouve devant l’église, après avoir survécu aux rencontres fantasmagoriques et trouvé les solutions des énigmes environnementales. On se prépare à effectuer le rituel du year walking, presque naturellement. Le lien entre le personnage et le joueur est fort, très fort. C’est le même lien qui nous unit à Jack dans Bioshock ou bien Chell dans Portal. C’est cette superposition des volontés, à la fois celle du personnage et celle du joueur. Il n’y a pas de dissonances. Devant la porte de l’église qui s’ouvre face à nous, on a envie de finir le year walking et découvrir ce qui se cache à l’intérieur du bâtiment. On a envie de connaître le futur. Qui ne voudrait pas ?
Une fois le jeu terminé, on se surprend à vouloir se renseigner sur l’Årsgång et plonger dans les superstitions suédoises. Est-ce que tout ceci a réellement existé ? N’est-ce pas plutôt une brillante construction des développeurs de Simogo ? Au fil des pages de l’encyclopédie et du journal intégrés, on se prend au jeu et on ne détache pas les yeux des mots, des images. Il y a un certain côté obsessionnel dans Year Walk. L’obsession du personnage à compléter le rituel; l’obsession de ce Theodor Almsten, un enseignant-chercheur du folklore qui se passionne pour l’histoire de ce Daniel Svensson (le personnage du jeu, donc, dont nous n’apprendrons le nom que tardivement); l’obsession du joueur ou de la joueuse enfin, à la recherche des indices et des éléments susceptibles de l’aider dans son errance à travers les bois. En cela, chacun se retrouve un petit peu dans les deux autres, et tous participent à cette aventure un peu folle, sans trop savoir si c’est la réalité ou bien l’imaginaire qui prend le dessus.
Year Walk commence comme une balade en forêt et finit par être une ouverture sur l’univers, par-delà l’espace et le temps. C’est un récit sans cesse remis au goût du jour, une histoire d’amour et de mort, un avertissement pour ne pas jouer à être Dieu. En transmettant les mythes suédois à travers des caractéristiques propres au jeu vidéo, Year Walk s’inscrit comme une oeuvre transcendantale et intertextuelle. Humble dans sa présentation, mais porteur de messages et de séquences marquantes, l’oeuvre des développeurs de Simogo pourrait bien être parmi les premiers vrais contes vidéoludiques. C’est dans tous les cas une main tendue vers le partage de l’héritage culturel et une brillante démonstration des capacités du medium pour la diffusion du mythe, source essentielle de toute civilisation.